Fantasmes de guerre

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Photo du spectacle Yeye

Salon. Intérieur jour servi sur canapé fatigué. Un homme se masturbe en feuilletant une revue X. Sa semence exsudée, il en tartouille un ourson en peluche violacée. Enfance et semence, fin de l’innocence et huis clos languide avant d’être dramatique : voici l’atmosphère inaugurale de “Penetrator” due au dramaturge écossais Anthony Neilson, qui ne fait pas dans la demi-mesure. Pas envie de pénétrer plus avant ? Vous avez tort. Car il s’agit d’une pertinente immersion dans la psyché masculine que ne doit pas faire oublier l’agressive crudité des dialogues. On y retrouve le trouble extatique de la victime transformée en prédateur et le bouleversement ignoble, un brin pervers, que procure la violence sans jamais quitter les terres de l’enfance. Voire de l’adolescence, ses premiers émois carnés entre garçons sauvages, dont l’évocation nourrit une nostalgie mélancolique et innocente chez un ancien fantassin de la Guerre du Golfe. “L’amour, c’est l’infini mis à  la portée des caniches”, disait Céline. On l’aura compris, le théâtre de Neilson est singulièrement poreux et réactif à  l’actualité. Et il accorde une place essentielle à  l’improvisation et aux propositions des comédiens : ce qu’a parfaitement retenu, dans la mise en jeu de son trio d’acteurs, la metteure en scène et traductrice Fabienne Maître.

Ecouter l’entretien avec Fabienne Maître. Par Bertrand Tappolet

 

L’intime et le monde
Au commencement, on se croirait dans un porno malsain. « Elle sanglotait de plaisir. “Baise-moi avec ton gros outil”, elle a gémi… Je veux que tu me butes pleine de ton foutre épais et salé », raconte la voix de l’un des protagonistes, Dick. Passé les préliminaires, on se persuade qu’on évolue en plein psychodrame introspectif. A la fin, on n’est pas certain d’avoir assisté à  une tragédie ou à  un vaudeville trash. Où un homme, Alan, avoue in fine avoir couché avec l’ancienne petite amie de son colocataire. Lequel expulse Alan de l’appartement en gardant un ami d’enfance devenu ex soldat tourmenté. “Penetrator” (1994) est l’occasion pour Anthony Neilson de mêler les genres en scénariste retord qui sait faire monter la tension. A l’image de son compatriote Irvine Welsh (“Trainspotting“, “Babylon Heights“), Neilson déploie dans ses pièces une formidable diversité de genres et de styles littéraires mis en à“uvre avec une étonnante maîtrise.

Dans “Le Monde merveilleux de Dissocia“, l’auteur nous entraine dans l’univers parallèle et vénéneux d’une Alice ayant égaré une heure de son temps, ce qui la déboussole. Elle aurait croisé les gênes dérangés de Lewis Carroll. Et se confronte à  un bouc émissaire ambigu, puis à  une fonctionnaire préposée à  encaisser coups, viols et châtiments corporels afin de juguler le nombre de victimes à  Dissocia. Dans l’imaginaire à  vif de Neilson, le glauque et le sordide ont souvent rendez-vous avec une ironie pressée à  froid, féroce et décapante. Rien d’étonnant dès lors à  ce que la figure étendard d’une autre des ses pièces, “Réalisme”, soit un ado amorphe cloitré face à  son poste de tv, travaillé par des flux cathodiques mêlant “musicals”, news sur le conflit israélo-palestinien ou talk-shows sur la cigarette. Ces stimuli pulsionnels tv sont transposés en fantasmes et espoirs par l’anti-héros au fil d’une journée qui navigue à  vue entre réel brumeux et désorientation intime. Comment rendre les gens encore plus semblables, les faire d’avantage consommer tous ces riens qui s’autodétruisent le plus rapidement possible pour créer de nouveaux besoins d’encore plus de riens ?

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Retour du refoulé
Pour” Penetrator“, à  l’heure du rituel “five’o’clock tea “, l’onaniste Mike (Antoine Segard, remarquable d’hébétude douloureuse) est rejoint par un colocataire, Alan (Fabien Ducommun, à  fleur de peau et parcourant avec conviction des états extrêmes), avant que ne surgisse des arrière-cours d’un stress post dramatique, un juvénile vétéran de la Guerre du Golfe. Dick (Olivier Gilot, transitant habilement de la dureté inquiète à  la sensibilité enfantine) dit être traqué par des “Penetrators“. Depuis les sables de l’opération “Tempête du désert” contre l’Irak jusqu’à  l’invasion de ce pays et la guerre d’Afghanistan, le terme désigne un type de bombes anti-bunkers. Ici, il s’agirait plutôt des membres d’une unité spéciale ou de mystérieux adversaires et tortionnaires ayant fait subir à  Dick une palette d’exactions et de sévices notamment sexuels dans les replis d’une chambre des supplices. Sévèrement perturbé, apparaissant l’air buté dans des poses martiales, ce soldat que l’on croit avoir croisé ailleurs chez le dramaturge anglais Edward Bond (bonnet et manteau noir sali, maculé de sang) a des attaches auprès de son ex ami d’enfance, Max, dans cet appartement témoin de la glandouille. L’un veut l’aider, l’autre s’en débarrasser. Ensorcelé par son vécu traumatique, Dick n’est qu’une bombe à  retardement voulant faire rejouer une scène d’intromission anale à  Alan, puis jouant de la lame et de l’intimidation comme ses anciens bourreaux. Comment faire face au traumatisme d’un conflit lorsque ses dommages collatéraux vous explosent à  la figure ?

Nouvelle vague
Ecrite après la Seconde Guerre du Golfe (1990-91), qui vit quelques belles réussites cinématographiques se concentrant sur le théâtre martial des opérations (“Les Rois du désert“, “Jarhead“), mais peu de prolongements théâtraux, l’opus de Neilson assène une variante coup de poing. Le dramaturge allie la tragicomédie de mà“urs gay et hétéro au vaudeville, la comédie de menace chère à  David Mamet et Harold Pinter à  la “black comedy“, genre dérivé de la comédie et de la satire suscitant un humour dérangeant.

Cette pièce apparaît rétrospectivement comme se rattachant, du moins par certains aspects, au renouveau des écritures britanniques des années 90, le “In-Yer-Face Drama“. Une expression qui ramène à  la mise en scène du corps souffrant, énucléé, sodomisé. Un corps affadique, où l’excrétion, voire l’éjaculation remplacent parfois l’expression. Un théâtre qui se pose dans toute sa cruauté éminemment politique. Un théâtre de l’après, du traumatisme, un théâtre de la violence frontale. Un théâtre verbal dans lequel la violence est intimée. Le corps souffrant finit par être un corps qui ne se parle plus. Ce théâtre sanglant et cru, passe la violence du monde en représentation, non sans violenter de quelque manière le spectateur. On le croise sous des modalités et formes multiples chez des auteurs aussi divers que Philip Ridley, James Stock, Martin Crimp, Sarah Kane, Mark Ravenhill, David Graig et Gregory Motton. Chez Anthony Neilson, qui fait figure parmi d’autres, de précurseur de cette nouvelle génération de dramaturges, cette violence extrême, paroxystique voire parodique, navigue de conserve avec un néo-vérisme se nourrissant d’influences plurielles : la télévision et le cinéma, les psychotropes et la culture rock, les films de Quentin Tarantino et de Roberto Rodriguez avec l’univers théâtral de David Mamet et son sens diabolique de l’intrigue. “Penetrator” est une pièce qui peut dérouter. Mais elle trompe son monde, étant bien plus complexe qu’attendue par son titre notamment.

Bertrand Tappolet

Festival Avignon off. Théâtre de l’atelier 44, 44 rue Thiers, 84000 Avignon.
Rés : 00334 90 83 86 09 81. www.latelier44.org

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Un commentaire pour “Fantasmes de guerre
  1. yanis dit :

    J’ai vu cette pièce à  Avignon cet été. Gros choc. Autant par le texte, la mise en scène que par les acteurs. Superbe article qui m’en apprend sur la génèse du texte et le mouvement “in yer face”. Théâtre engagé, percutant, ambitieux, ce n’est pas si courant en France.