Extension du domaine de la lutte

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” Mes séances de lutte “, film de Jacques Doillon.

 

Empoignades somatiques

Quant à la « théâtralité tribale » que le critique cinéma des Cahiers du Cinéma et de Libération, Serge Daney, reprochait il y a plus 30 ans à Doillon, elle s’est estompée au profit d’épisodes de pseudo-lutte gréco-romaine, qui ont la maladresse balbutiée des empoignades d’enfants. Avant de prendre une tournure plus dramatique où l’homme a souvent le dessus. Ce qu’écrit Arthur Schnitzler semble être le portrait de cet homme, Lui, aussi doué intellectuellement que versatile, comme Fabrice Lucchini peut l’être dans ses rôles pour le cinéma d’Eric Rohmer notamment. « Ce ne sont pas les imbéciles qui causent le plus de dégâts dans le développement de l’humanité, mais toutes ces personnes intelligentes qui, sans véritable hypocrisie ni mensonge et suivant l’avantage qu’elles peuvent en retirer sur le moment ou simplement pour leur confort, ont la merveilleuse faculté de mettre arbitrairement leur jugement en veilleuse, comme on le fait avec l’éclairage d’une pièce que l’on souhaite assombrir. »

Découvert dans Liberté (2009) signé Tony Gatliff, dans le rôle principal d’un gitan, le choix de James Thierrée paraît judicieux, tant cet artiste protée (mime, acrobate, danseur, comédien, circassien) emmène le corps dans des zones non humaines où il se contorsionne et se retrouve dans des positions peu reconnaissables. Ainsi il y a le besoin atavique d’être en mouvement, en marche dans de nombreux plans chez cet être qui a l’habitude du cirque et du music-hall. Est-ce un hasard s’il semble au propre (les mains dans la glaise) comme au figuré (le modelé de sa psyché et des attitudes décodées de la femme) un sculpteur, un pétrisseur ? Le flottement entre le théâtre et la danse et l’esprit des spectacles signés Thierrée Au revoir parapluie, La Symphonie du hanneton, Raoul, oscillant entre flamboyance et mélancolie essaiment sur le film.

Chez la comédienne, il y a un réservoir de références chorégraphiques qui tournent autour de William Forsythe et Sacha Waltz en cette façon d’arquer aux extrèmes son corps dénudé. Il faut le voir posé sur une table de cuisine métallique, comme une plaque photosensible révélant une rage d’exister malgré tout. Il semble presque malade, agit par des forces souterraines lorsqu’il se retrouve fiché sur une table de cuisine ayant la semblance d’une table de dissection. Un corps traversé de flux d’énergies, comme sous l’emprise d’une torture intérieure qui le fait se contorsionner sous l’effet d’un arc électrique invisible.

Troublant, l’épisode où l’homme enroule la femme dans la gangue d’un lourd tapis en la maintenant immobile au sol par son pied chaussé appuyé. La scène peut rapporter ironiquement à une spécialité mexicaine, à jeu d’enfant voire à un dispositif visant à trainer en tournage le corps féminin au sol sur tapis par crainte des échardes. Ailleurs, la théodicée de la chair en lutte, enchâssant Elle et Lui, remonte un escalier en bois à hautes marches. Ils sont bientôt nus complètement nus à la pénombre du grenier. A cet étage, l’homme frappe violemment à deux reprises la tête de la femme contre une armoire normande. Sonnée et essoufflée, elle lâche un « ouuuh-là ». Comment alors ne pas songer, dans un versant bien plus tragique intimement lié à la violence conjugale, au visage de Marie Trintignant que Bertrand Cantat fracassa au sol ? La dernière (sainte ?) scène, elle, découvre l’homme sur le dos, bras en croix. Et la femme sur lui, « animale », en position fœtale. A souffles éperdus, à corps décuirassés, ils « re-posent », comme on dit de reprendre la pose. La misogynie qui ne se délestait guère d’une certaine violence et du mépris envers les femmes chez certains cinéastes de la Nouvelle Vague serait-elle encore de mise dans Mes scènes de lutte ? La question reste ouverte.

Jeux de l’amour improbable

L’opus aura joué jusqu’au bout le jeu des rencontres et de l’amour impossibles. Malgré les corps mis en avant, la préséance demeure aux dialogues. Et l’absence de scènes de sexe explicite marque durablement alors qu’il en est sans cesse évoqué sur le thème de la possession. Ainsi cette revisitation des contes, en particulier la version de Charles Perrault du Petit Chaperon Rouge, qui, dès lors que la jeune fille est dévorée, se scelle sur une morale très 17e en avertissant les jeunes filles, les siècles enjoignant à se méfier des “loups doucereux” qui “complaisants et doux, suivent les jeunes demoiselles”. Ce récit d’un songe féminin nous suggère qu’il existe en chaque femme un prédateur qui lui mange le cerveau et rêve de lui entreprendre le fondement le moins lisse avec un membre d’une taille impressionnante. Un fantasme hypermasculin pourtant brandi en rêverie nocturne par la jeune femme et débouchant sur son seul orgasme inconscient à ce jour. En mettant à nu la communication souterraine qui unit des êtres enfermés, en état de siège, au-delà de l’écran de fumée formé par les conventions et des règles du jeu de la sociabilité à rôles imposés, le cinéaste moraliste qui partagea douze ans la vie de Jane Birkin, a toujours pour ambition une étude aigue des franges de la conscience qui échoue à un libre arbitre aussi enchaîné que singulier. Quitte à cheminer à dos de certains clichés voire poncif psychanalytiques qui ont néanmoins toujours leur acuité.

Aux yeux de Doillon, il n’existe pas d’autre mystère que celui du surgissement d’un être humain dans son corps, sa voix, ses mots, dans le feu d’un silence qui marche et lutte avec lui. Il se démonte comme un théorème ou plutôt une équation grave et ludique en forme de rubicube. Et, toujours, ce goût invétéré pour le babil existentiel dans des échanges en mode météo changeante. Ne passent-ils pas, en un battement d’ailes de paillon, du plan-plan prosaïque à l’envolée philosophique pour se prendre parfois les lacets dans les mailles d’un filet thérapeutique ? Versatiles, les êtres pendulent entre la mélancolie nostalgique de ce qui ne fut jamais pleinement entre eux, crainte panique de ce qui adviendra, attirance, lassitude et épuisement en expérimentant ce qui est. Le programme de Mes scènes de lutte revient à enregistrer les soubresauts surconscients et inconscients d’une passion qui ne dit son nom qu’une seule fois. Sa voix à Elle du fond de la baignoire vide, plus aveu d’impuissance rageuse que jeu sur un genre d’adresse virale : « Je t’aime », dit-elle. Comment le disparu Alain Resnais, Jacques Doillon pourrait avancer que ses films « sont une tentative d’approcher de la complexité de la pensée. »

Bertrand Tappolet

Mes séances de lutte, Cinéma Spoutnik, 3 et 4 mars, Genève et en Suisse romande.

 

 

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