L’expérience totale de la réalité avec les actionnistes viennois

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Hermann Nitsch. « Chorknabenhemd/Choirboys Shirt », 1982. Sang sur linge brodé, encadré, 98 x 172,5 x 15 cm. Galerie Mezzanin.

La Galerie Mezzanin expose à Genève des peintures significatives de Hermann Nitsch et Otto Muehl, deux des artistes initiateurs de l’actionnisme viennois dont les aspects sexuels et religieux vont tant déranger la capitale bourgeoise de l’Autriche de l’après-guerre. A cette époque nombre de remises en cause radicales ont découlé de la rupture qu’a constituée la Seconde guerre mondiale. Il était alors question de changer la société et d’élargir la définition de l’art. Autant de mouvements, autant de recherches différentes qui contrastent avec l’uniformité apparente de la scène actuelle.

Le corps devenu le médium

Dès 1960/61, l’utilisation extrême du corps humain comme matériau par les artistes Günter Brus (1938), Adlof Frohner (1934-2007), Otto Muehl (1935-2013), Hermann Nitsch (1938) Alfons Schilling (1934), puis Rudolf Schwartzkogler (1940-1969), choque l’Autriche. L’automutilation, les actes sexuels, le recours aux fluides corporels outragent littéralement une société petite bourgeoise. L’actionnisme viennois émerge alors de l’action painting – de Jackson Pollock à Yves Klein, point de départ de l’aventure qui fait exploser les frontières de l’art – et va développer une nouvelle esthétique au fil d’actions radicales qui en conduiront régulièrement plusieurs en prison. Le mouvement est à la charnière de l’évolution de l’action painting vers le body-art et tous se développent en même temps que l’expressionnisme abstrait, le minimalisme et l’art conceptuel avant de décliner par la suite. Ces artistes concevaient l’art dans ses formes les plus radicales et le processus de création les intéressait plus que le produit final lui-même. La peinture était ainsi le résultat d’une action dont l’acteur était devenu le peintre, le propre corps de l’artiste devenant le medium et l’espace de l’action inséparablement lié au corps.

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Hermann Nitsch. Schüttbild, 1997. Huile et sang sur toile de jute. 200 x 300 cm. Galerie Mezzanin.


Herman Nitsch sur la piste de l’art total

Herman Nitsch utilise alors couteaux, scalpels et ciseaux lors de performances assimilables à de quasi services religieux où des vêtements sacerdotaux finissent maculés de sang ou de peinture. « L’action est au centre de ma pratique, écrivait-il au début des années 70. Mes premiers travaux d’action painting des années 1960-63 tentaient de saisir et préserver l’excitation sensorielle, qui représentait pour moi une expérience importante, ressentie en procédant à l’acte de peindre. J’abandonnais alors le système convenu de la représentation picturale conservatrice pour utiliser à la place de la peinture, du sang, de l’eau chaude, de la viande crue, des entrailles et la projection de liquides dans la pièce. J’ai coupé de la viande crue, trempé cette viande dans le sang, j’ai déchiré les fleurs des glaïeuls et des pivoines et je les ai jetées dans une soupe de sang chaude. Ces événements faisaient alors apparaître une véritable œuvre d’art totale qui permettait de faire l’expérience de la réalité à l’aide de tous les sens. » C’est avec son projet de « Théâtre des Orgies et des Mystères » que Nitsch a cherché à créer une forme complexe d’art total en tentant la synthèse du théâtre, de la peinture, de la musique et d’autres disciplines artistiques et formes d’expression.

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Herman Nitsch, “Théâtre des Orgies et des Mystères” action de 24 heures dans son château de Prinzendorf en 1984. Nitsch précisait alors “La perception sensible de certaines sensations de goût et d’odeur sera une composante de la pièce.”

Otto Muehl, de Van Gogh à l’actionnisme

Muehl cherchera dans son expression artistique à exorciser la culpabilité et la honte de vivre dans un pays qui feint d’ignorer son passé, dans une société toujours aussi conservatrice, cléricale et réactionnaire, encore fortement imprégnée par l’époque fasciste. Influencé par Van Gogh lors de ses études, Muehl s’inspire ensuite des techniques cubistes avant d’être converti au tachisme par Günter Brus lors d’une exposition au début des années 1960. C’est à partir de là qu’Otto Muehl s’orientera vers l’actionnisme.

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Otto Muehl. « Schah Reza und Farah Diba », 1967. Sérigraphie sur papier, 91 x 79 cm. Galerie Mezzanin.

Le commissaire de l’exposition, Samuel Gross, souligne l’énergie provocatrice qui émane des peintures et sérigraphies d’Otto Muehl réunies pour cette exposition : « Les royautés médiatisées de la fin des années 60 lui offrent les images même de sa détestation ludique et provocatrice. Il en tire deux portraits à charge en 1967, l’un du shah et de sa femme, l’autre du prince Charles. Les violents aplats de couleur renvoient aux affiches que la jeunesse de l’époque placardera régulièrement dans les rues, appelant par leurs contrastes colorés au renversement irrévérencieux des valeurs en place. À la recherche des fondements même de notre être, Otto Muehl produit une peinture informelle envisagée comme un cri primordial. Les deux nus de l’artiste qui complètent cet ensemble nous renvoient à nos sentiments les plus ancrés d’une nécessaire différentiation sexuelle, qui servent trop souvent de refuge à nos peurs ».

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Otto Muehl. « Eva », 1977. Huile sur toile, 134 x 114 cm. Galerie Mezzanin.

Les actionnistes désiraient changer la société après la période du nazisme et leurs actions délibérément exhibitionnistes et blasphématoires visaient à provoquer une réaction de dégoût propice à une libération ultérieure. C’est dans ce registre qu’Otto Muehl, Hermann Nitsch et Günter Brüs  se produisirent à Destruction in Art Symposium (DIAS) à Londres, en 1966 et accédèrent à la renommée international, événement ainsi relaté à l’époque par Time Magazine : « Hermann Nitsch fit une démonstration de son action populaire Blutorgie (orgie de sang), lors de laquelle il déchiqueta le cadavre d’un agneau fraîchement tué et donna une conférence sur la « libération des pulsions violentes par la catharsis ». Ses collègues, Otto Muehl et Günter Brus, retinrent l’attention d’une salle bondée de cent personnes en recouvrant totalement une professeure newyorkaise simplement vêtue d’un soutien-gorge et d’une culotte noire, de farine, tomates pourries, bière, œufs crus, peintures colorées, cornflakes, carottes crues à demi-mâchées, morceaux de melon, lait et des touffes d’herbes et de mousse. » Peu de critiques considéraient encore ces travaux comme de l’art.

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Vue de l’exposition, Galerie Mezzanin, Genève, 2016

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Otto Muehl, Hermann Nitsch

Commissariat de Samuel Gross. 18 mars au 14 mai 2016.
Galerie Mezzanin Karin Handlbauer
63, rue des Maraîchers. Genève.
www.galeriemezzanin.com

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Publié dans art contemporain, arts