Eugène Ionesco : L’angoisse c’est aussi le miracle de l’être, le miracle d’exister

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Eugène Ionesco, Sans titre (détail), 1984, gouache.

La découverte fortuite de la peinture permit à  Eugène Ionesco de recouvrer la sérénité à  laquelle il aspirait après le choc des événements de 1968. Suite de la 1ère partie de l’interview par Jacques Magnol.

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Eugène Ionesco, octobre 1984. © Jacques Magnol

L’angoisse a la même origine profonde chez les hommes

“En peignant, j’ai découvert un monde nouveau, un monde du silence bien que mes figures aient l’air de crier, mais leur cri est muet. si l’on peut dire. Ce n’est pas vraiment réjouissant mais ce sont mes propres fantasmes, mes propres obsessions que je projetais, et je m’en suis libéré de cette façon. Cette période de détresse est terminée, mais pas totalement car l’angoisse existe toujours.  Il y a un sourire dans mon oeuvre, ce que j’expose me semble gai car j’aime les couleurs, surtout les primaires que je trouve revigorantes, mais le fond d’angoisse persiste. Cette angoisse résulte de l’attitude de l’homme devant l’incompréhensible, elle vise la condition existentielle et l’âme dans sa profondeur; très simple, elle peut être exprimée par des mots qui sont toujours les mêmes: pourquoi suis-je né, où vais-je, qu’est ce que tout ce qui m’entoure ? Elle est à  la fois faite de peur, de peur plus grande que la peur car ce n’est pas la peur de quelque chose de précis mais elle est la question essentielle. L’angoisse a la même origine profonde chez les hommes. Elle existe dans l’inconscient collectif, il peut y avoir des soucis, des inquiétudes, de l’anxiété, qui ont des raisons différentes mais l’angoisse profonde est celle qui vise le problème existentiel. Elle est éternelle, et Jung l’a souligné maintes fois. C’est le problème de Dieu qui se pose dans l’angoisse, qu’on le dise ou qu’on ne le dise pas; elle peut d’ailleurs être très bien illustrée par les mots de cet athée: “Mon Dieu faites que je croie en vous“. Je crois que ce sont les plus beaux mots d’un angoissé athée.

L’angoisse c’est aussi le miracle de l’être, le miracle d’exister, Nous connaissons les mots fameux de Heidegger: “Pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien?” auxquels nous pouvons ajouter ceci: pourquoi y-a-t-il du mal plutôt que du bien?” Des milliers de théologiens, de philosophes, se sont penchés sur ce problème et rien n’a été résolu; cela n’empêche pas que l’on doive se poser ces problèmes pour être conscient de notre destin d’homme en face de l’être et en face du néant. Rechercher n’empêche par ailleurs pas le bonheur car nous vivons sur plusieurs plans et ceci concerne l’être le plus profond; mais l’angoisse et le bonheur peuvent coexister; en moi ils coexistent et je ne suis pas malheureux, cependant cette cohabitation passe par la connaissance de notre angoisse. Cette angoisse est maintenant dominée par ce que j’ose appeler l’art, par ceux qui le pratiquent et ceux qui le voient.”

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Eugène Ionesco, Sans titre (détail), 1984, gouache.

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Eugène Ionesco, Sans titre (détail), 1984, lithographie.

La fraternité dans l’art

Bien qu’Eugène Ionesco ait commencé à  peindre pour surmonter une crise, l’étude de son oeuvre ne soutient pas une recherche d’identité, c’est l’apaisement et la délivrance qu’il voudrait nous faire partager: « Je voudrais atteindre quelque chose en lui (le public) qui corresponde à  mon angoisse. Je voudrais que mon angoisse parle à  son angoisse dans un sentiment libérateur et dans un sentiment de fraternité, car si la politique sépare les hommes, l’art les réunit parce qu’il correspond à  nos angoisses les plus profondes et que la véritable fraternité se fait dans l’art. L’art est en même temps un cri, comme disait Malraux: « un cri silencieux, un cri vers les cieux vides ou non », mais le cri est l’angoisse profonde de l’homme, et si les hommes vivaient dans cette angoisse et communiquaient ensemble, ils pourraient peut-être l’exorciser et il n’y aurait plus de mésententes. C’est-à -dire que la solitude pourrait ne plus être si l’homme était solitaire, car c’est dans la solitude qu’il communie avec les autres, tandis que les troupes en marche sont tout à  fait extérieures. Tout cela se passe dans l’extra-conscient mais peut devenir conscient. »

 

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Eugène Ionesco, Les jambes extrêmement longues d’un arlequin disloqué.

Elles sont terribles les révélations de l’art…

«  Il est dommage qu’en général la peinture soit comprise d’une façon assez superficielle car l’art a réussi à  dominer complètement l’angoisse. Tout le monde peut s’offrir la contemplation, ceux qui vivent dans le malheur peuvent avoir un instant de joie, de méditation, de contemplation qui peut sauver leur existence; il faut cependant prendre le temps de méditer car la peinture et l’art en général peuvent être méditation, recueillement, silence, contemplation.
Elles sont terribles et grandioses les révélations de l’art. Mais comment lire les oeuvres littéraires et poétiques, comment contempler les cathédrales, comment regarder une oeuvre picturale, comment écouter la musique? L’art est tout. L’art n’est rien si on ne s’engage pas à  fond dans la contemplation. Si un chef-d’oeuvre ne vous met pas hors de vous-mêmes, c’est que vous ne l’avez pas regardé, vous ne l’avez pas compris, vous ne l’avez pas laissé vous parler. Chaque appréhension de l’oeuvre d’art est un combat, une souffrance. Vous devez, avec elle, tout remettre en question ».

Jacques Magnol. Propos recueillis à  Paris en octobre 1984.
Première partie de l’interview.

Article paru dans “L’Impact – Suisse”, décembre 1984. (Photos des oeuvres: Jacques Schmitz. Les notes concernant les dimensions des oeuvres ont été égarées.)

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Publié dans littérature, théâtre