Les simulacres mis en scène entre l’homme-anima et l’homme-automate

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« EEEXEEECUUUUTIOOOOONS!!! » Chorégraphie et mise en scène : La Ribot. CCN Ballet de Lorraine © Mathieu Rousseau.

Il s’agit d’assurer le triomphe des copies sur les simulacres, de refouler
les simulacres, de les maintenir enchaînés tout au fond, de les empêcher
de monter à la surface et de “s’insinuer” partout.
— Gilles Deleuze, Logique du sens

 

Avec EEEXEEECUUUTIOOOONS !!! et Objets re-trouvés, La Ribot et Mathilde Monnier développent chacune une stratégie mécanique par le biais de jeux de simulacres mis en scène. Les deux chorégraphes font preuve d’une attitude comparable à la pop-psychologie d’Andy Warhol, c’est à dire que bien qu’ils évoluent dans des réalités différentes, l’un est connu pour ses créations de sérigraphies sérielles et l’autre est chorégraphe, leurs visions artistiques ont un quelque chose en commun qui est en rapport avec les formes de mouvement mécanique qu’ils mettent en œuvre.
Pour La Ribot, le dispositif du ballet devient une mécanique du corps industriel et social lorsqu’elle se demande : « Que faire avec ce moment (le moment de l’exécution) ? Dans cette chaîne de production chorégraphique, à quelle industrie appartient ce moment ? ». Mathilde Monnier, elle, s’interroge : « Que reste-t-il à chacun ‘du commun’ ? Quelle part de subjectivité persiste au sein de ces compagnies qui sont aussi des usines de production ? »

 

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« Objets re-trouvés » Chorégraphie : Mathilde Monnier. Ballet de Lorraine © Mathieu Rousseau.

J’aimerais être une machine, pas vous ?
La raison pour laquelle je peins ainsi est que je veux être une machine, et je
sens que ce que je fais et ce que je fais avec une précision mécanique est ce
que je veux faire. Andy Warhol

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« EEEXEEECUUUUTIOOOOONS!!! » Chorégraphie et mise en scène : La Ribot. CCN Ballet de Lorraine © Mathieu Rousseau.

Rappelons qu’Andy Warhol est un artiste qui ne travaille pas seulement mécaniquement, c’est une machine. Plus précisément, c’est un logiciel, une application de spectacle hyperréel. Dans son atelier, The Factory, Warhol réalise ses mises en scène en créant une surface apparemment superficielle au moyen de techniques mécaniques. Les images répétitives ainsi produites visent à les vider de leur sens pour aboutir à une impression dépourvue d’émotion et de profondeur. Ce cynisme de Warhol renvoie à l’hyper-présence qui est le reflet de la culture de la célébrité et du consumérisme auxquels l’Amérique est en proie. La mécanique ‘Andy Warhol’ s’apparente ainsi à un mouvement de simulation 100% transparent de diffusion médiatique qui s’oppose à la représentation.

Jean Baudrillard, lui, a considéré ce mouvement comme la troisième étape du simulacre de notre histoire anthropologique. Le jeu du simulacre se situe ici entre les catégories de l‘anima et de l’automata, c’est-à-dire du vivant (tous les aspects de l’humain) et du technologique (tous les aspects de la productivité mécanique). Le concept de simulacre est utilisé par Baudrillard pour parler des phénomènes médiatiques extrêmes, cependant, ce concept a déjà été développé par les philosophes grecs et latins comme Platon et Lucrèce. Il est aussi à distinguer deux types d’images : les « copies-icônes », la mimésis — à l’œuvre dans l’imitation artistique et dans toute représentation — et les « simulacres-phantasmes » qui sont les composants fondamentaux de l’imaginaire et de l’illusion. Ainsi, le simulacre simule d’autres simulacres : toute notion d’un événement authentique, d’une réalité originale a disparu pour ne plus laisser place qu’au jeu des simulacres.

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Dans EEEXEEECUUUTIOOOONS !!!, les actions répétitives exécutées durant quarante-cinq minutes par les dix-neuf danseurs-ouvriers s’accompagnent de leurs rires excentriques dans une White-Box semblable à une salle des machines. Chaque danseur répète sa propre séquence dans un ensemble de micromouvements collectifs, comme un arrêt sur image qui se régénèrerait de lui-même à l’infini. La fluidité lyrique de la danse ballet est ainsi violemment suspendue. Cette situation est physiquement difficile pour les danseurs-ouvriers, mais elle l’est aussi mentalement pour les spectateurs qui les regardent. En effet, parallèlement à l’effet spectaculaire des actions symphoniques de dix-neuf danseurs-ouvriers, la durée des actions répétitives et monotones provoque un sentiment d’illusion et/ou de désillusion chorégraphique. Le plaisir visuel de la danse classique est petit à petit transformé en un effet d’étrangeté exaltant qu’accompagne la sensation de durée. Un paysage mécanique qui évoque Vexations d’Erik Satie (une des sources d’inspiration de La Ribot) se forme alors, et de l’absurdité de l’automatisation obsessionnelle surgissent des moments comiques.

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« EEEXEEECUUUUTIOOOOONS!!! » Chorégraphie et mise en scène : La Ribot. CCN Ballet de Lorraine © Mathieu Rousseau.

L’action chorégraphique de La Ribot s’approche de la volonté de Warhol de pousser le régime esthétique jusqu’à l’absurdité pour le dépasser et faire surgir la puissance du signe du vide. Plus concrètement, les mouvements des danseurs-ouvriers de ballet ne sont plus chargés du sens narratif lié à la représentation, au contraire il s’agit d’une prise de distance radicale avec le régime esthétique du ballet. La temporalité de la répétition mécanique crée un trou noir dans lequel disparaît ce régime. Ce qui reste à la surface de la scène est transréel — et non pas surréel, car c’est le produit de la temporalité chorégraphique — c’est à dire le fruit d’un mouvement qui oblige à penser avec la chair et qui démontre que l’art peut assurer une fonction critique et politique.

Dans la perspective des créations historiques de La Ribot, EEEXEEECUUUTIOOOONS !!! s’inscrit dans la sensibilité de Laughing Hole (2006) et 40 espontáneos (2004), une autre pièce où la chorégraphe révèle le secret du jeu du simulacre grâce auquel elle pose un regard froid et précis sous une apparence bienveillante. L’artiste, comme magicienne, amène ses spectateurs à une contradiction, un jeu à deux niveaux, une « tragi-comédie », où le comique renvoie à la lutte. Comment faire penser avec le corps ? C’est par ce jeu que La Ribot répond à la question.

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Avec Objets re-trouvés, Mathilde Monnier crée une machine de mémoire-corps pour recycler l’histoire gestuelle des danseurs de ballet, ceci tout en changeant le contexte scénographique. Quand le rideau se lève, les danseurs, vêtus d’habits de tous les jours, investissent la scène et commencent à danser des situations du quotidien, ensemble ou indépendamment les uns des autres. Puis, certains quittent la scène pour offrir l’espace à un solo ou à un couple avant de revenir. Chacun de ces micro-souvenirs ou micro-histoires est lié à la vie de ces danseurs et danseuses lorsqu’ils sont en scène, comme Mathilde Monnier l’indique : “une pièce de répertoire ou une situation, tout en dansant, les danseurs racontent à quoi ils pensent.”
Tout ceci est exécuté sur un rythme soutenu, avec de très fréquents changements de situation, un seul danseur, puis un couple, puis toute la troupe, etc., la musique varie et provient des pièces de répertoire. Ainsi, Mathilde Monnier manifeste une prolifération circulaire de mouvements dans un processus de métamorphose de mouvement historique, une autre forme de simulacre dans sa mise en scène chorégraphique.

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« Objets re-trouvés » Chorégraphie : Mathilde Monnier. Ballet de Lorraine © Mathieu Rousseau.

Avec son image de belle machine à produire des pirouettes, le ballet est le régime de danse le plus représentatif de la beauté pour la bourgeoise occidentale. La Ribot et Mathilde Monnier transforment ce symbole du ballet à usage de la culture bourgeoise pour saluer le travail mécanique des danseurs de ballet, ces travailleurs de la scène assimilables aux autres travailleurs qui accomplissent mécaniquement les tâches qui leur sont attribuées dans notre société postfordiste. Ainsi, pour stigmatiser la vie de l’homme-anima et l’homme-automate, avec EEEXEEECUUUTIOOOONS !!! et Objets re-trouvés, les deux chorégraphes détournent ce régime historique de la danse.

Yi-Hua Wu

 

Voir  également :

EEEXEEECUUUUTIOOOOONS!!! Blog du Ballet de Lorraine

Objets re-trouvés Blog du Ballet de Lorraine

– Site de La Ribot

– Site de Mathilde Monnier

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Publié dans danse