Echos chorégraphiques et physicalité extrême. Le corps réinventé de « Dub Love »

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« Dub Love » permet au tandem formé de Cecilia Bengolea et François Chaignaud de réaliser une nouvelle étape dans leur manière singulière de mettre en abyme la danse dans son élaboration, ses matériaux et son écriture. Pour une danse traversée de techniques et formes d’ici et d’ailleurs et réflexions mêlant le postural au sacré, le symbolique à une intense et tenue physicalité. A découvrir après le Théâtre de Vidy à la Fête de la Musique en la scène de la danse.

Entre le Sound System Dub Style jamaïcain, early reggae, danses rituelles, érotisme diffus, classique et néo classique sur pointes et chaussons sculptures, la grammaire rythmique et corporelle de nombreuses formes et danses transitent entre les interprètes de Dub Love. Tous parviennent à une forme de transe et de précipité alchimique entre époques et cultures. En trio avec l’interprète d’origine brésilienne Ana Pi, Cecilia Bengolea et François Chaignaud redistribuent les cartes de l’investissement du corps dans l’espace, sa musicalité, son expressivité issue d’un intense travail musculaire, respiratoire et psychique intérieur pour charpenter le postural avant de glisser vers une choralité jubilatoire et émancipatrice avec notamment une ronde évoquant moins Picasso que Les Trois Grâces de Regnaut. Ce dernier interprète précisément dans cette œuvre, non sans une certaine maîtrise, une sculpture antique lui redonnant au passage les couleurs, le charme et l’attrait du vivant.

Voici François Chaignaud, jambes d’équerres écartées, fléchi sur pointes, bras sémaphoriques maintenant un exigeant équilibre évoquant des poses d’œuvres phares dues à Maurice Béjart ou Alvin Ailey. Tête penchée, dos arqué, repiquant la scène de leurs parcours elliptiques, Cecilia Bengolea et Ana Pi insufflent un sidérant ébrouement anatomique. Le corps allongé tel un stylet de ces ballerines mécaniques de boîte à musique tourne sur son axe, inlassablement. Plus tard, une ronde menée au ras du sol, verra des équilibres de jambes déployées en des équilibres virtuose et circassiens jouant des poids et résistances des interprètes reliés. Une ronde enlacée conduite debout en menus déplacements latéraux et cerclés, voit se reproduire un tournoiement spiralé de la plus belle eau. Il est pareil à un délicat stabile ou mobile qu’aurait pu imaginer le sculpteur et peintre Alexandre Calder. Les genoux se plient pneumatiquement, les chevilles se brisent et les coudes sont harponnés vers le vide de l’avant. Leurs déplacements funambules se jouent des grammaires chorégraphiques repérables, tout en les désaxant et les prolongeant sur des rivages rarement arpentés. Les sautillements vers l’avant ou de côté avec passage du plat du pied au levé de la pointe débouchent sur le ska en ses lointaines origines calypso et mento et ses moulinages de jambes vers l’avant, le reggae et le moonwalk jacksonien. Ces formes naviguent de conserve avec des déhanchements r&b, des poses voguing et plusieurs alphabets dancefloor mettant les corps en joie.

On songe alors à ses mots de Dany Laferrière, écrivain, et scénariste canadien d’origine haïtienne, dans L’Enigme du retour. « C’est par le bruit que la Caraïbe est entrée en moi. J’avais oublié ce vacarme. Cette foule hurlante. Ce trop plein d’énergie. Ville de gueux et de riches. Debout avant l’aube… Si on meurt plus vite qu’ailleurs la vie est ici plus intense. Chacun porte en soi la même somme d’énergie à dépenser sauf que la flamme est plus vive quand son temps pour brûler est plus bref. » S’ensuivent des constellations de corps-planètes autonomes entrant ponctuellement dans l’orbite l’un de l’autre. Les motifs sont repris, redistribués entre les interprètes formant comme une mise en boucle échouant à un tuilage, une ronde serrée rapatriant de loin en loin le motif archétypal des trois grâces. La musique estampe furieusement l’espace et les corps, avant que chacun ne chante au micro, pour mieux laisser la scène vide hantée par les réminiscences mouvementistes de la pièce écoulée. « Nous sommes tous frères », chantourne in fine le remarquable DJ High Element. « Dub Love » rapatrie quelque chose du dancehall jamaïcain où la prise de l’espace est l’objet principal. Ainsi cette polysémie du dancehall jamaïcain est envisagée à la fois comme musique – ou espace sonore – et comme lieu où se déroulent les « sessions ».

« Cette création est une exploration de la spiritualité attachée à la musque reggae-dub que j’ai l’impression d’écouter continument en studio et de danser souvent sur elle, comme une forme d’apaisement face à l’actualité internationale du moment. Le système d’amplification s’intègre dans une vision d’ondes cosmiques et sonores touchant kinesthésiquement les os, les organes. Des soins peuvent d’ailleurs être délivrés par des ondes très basses. C’est une construction du sens qui manipule le corps. Elle suscite parfois le malaise, tant elle ouvre à transformer profondément l’esprit et le corps. Sur scène, le DJ réunionnais High Element remixe certaines pistes en enlèvent d’autres et lance des bruits de sirènes qui, en Jamaïque, alertent de la venue policière et de la fin de la fête. Souvent les gens en danse contemporaine se révèlent agnostiques, cartésiens. Pour ma part, je suis davantage touchée par des êtres qui croient en quelque chose, le rituel, le cultuel, le syncrétisme des croyances. J’ai d’ailleurs grandi au cœur d’une société très imprégnée par le christianisme, comme jeune fille se rendant quotidiennement à l’école religieuse », détaille Cecilia Bengolea,

L’artiste poursuit : « Lors de la pièce précédente ‘Altered Natives Say Yes to Another Excess – Twerk,’ nous avions utilisé une musique relativement violente, le grime, style mélangeant sources jamaïquaines et musique blanche anglaise comme le UK Garage. Elle est née à Londres à l’orée de ce siècle et est influencée notamment par le drum&bass et la jungle, le hip-hop et le dancehall. Il me semblait alors devoir rencontrer les origines, le reggae, le ska, le dub, que j’apprécie aussi dans leur dimension contestataire et révoltée. Elles contiennent tout à la fois une philosophie holiste, une vison cosmogonique et une idée tribale de l’homme. Je souhaitais effleurer un univers primitif qui a gardé le contact avec les forces telluriques et une approche du monde sensible, intuitive, d’une naïveté native. Le dub donne une large importance à l’Afrique, berceau de l’humanité, aux mythologies égyptiennes Mais aussi à un égalitarisme entre les êtres qui se confond avec une leçon d’humilité face à la nature, au corps et à l’histoire humaine. La pratique extensive des pointes est aussi en elle-même, un appel à demeurer humble et soumis à leur pouvoir d’élévation. »

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Publié dans danse, musique