Damien Hirst balade les frimeurs de l’art contemporain sur 32’200 kilomètres. Chapeau !

Damien Hirst Challenge, carte

Les Phileas Fogg de l’art contemporain se bousculent pour être les premiers à effectuer le tour du monde des galeries qui exposent les pois colorés de Damien Hirst et gagner une reproduction.

Chacune des onze succursales de Larry Gagosian expose “Damien Hirst the Complete Spot Paintings 1986–2011”, soit 300 des 1400 peintures de la série des « Spot paintings » initiée en 1986. Le monde de l’art contemporain nageant en pleine désillusion, Damien Hirst a décidé de le faire voyager en promettant une reproduction signée par lui à ceux qui accompliront un tour du monde et feront viser leur carte de participation au « Complete Spot Challenge », à chacun la carte de fidélité propre à son train de vie, par les galeries participantes.

En une dizaine de jours, le « challenge » a débuté le 12 janvier, trois « voyageurs », tous liés au marché, ont déjà bouclé le circuit Londres, New York, Beverly Hills/Los Angeles, Hong Kong, Athènes, Rome, Genève, Paris, Londres. Des centaines d’autres seraient inscrits. Pour les retardataires qui partiraient de Genève, le temps presse en vertu des jours de fermeture de certaines galeries de la marque Gagosian, parlons de marque, car c’est le branding qui fait aujourd’hui la valeur. Si vous partez de Genève sachez qu’il faut arriver avant le 17 février et qu’à Hong Kong, le Nouvel an chinois sera l’occasion de deux jours de fermeture, pas question d’y séjourner pour jouir de la meilleure cuisine du monde car il faut aller vite. Parcourir 32’202 kilomètres à un train d’enfer pour voir des tableaux à peu près identiques, voilà qui distingue d’un simple vacancier !

La valeur, c’est bien ce qui semble préoccuper le monde de l’art global où l’on évalue intensément les possibilités de revente de la reproduction. L’estimation du prix de revente de la reproduction, dont le format et le sujet restent à la discrétion de l’artiste, font déjà l’objet de multiples spéculations qui varient de 3’500 à 50’000 dollars étatsuniens. Dans les colonnes de The Independent, du 23 janvier, les premiers arrivés affirment qu’ils conserveront la relique, une juste intention puisque nous vivons à l’ère des signes.

L’art contemporain dans le piège de l’élitisme hyper-capitaliste

Cette incitation au tour du monde, c’est la dernière facétie de l’artiste, un temps représentant le plus en vue des « Young British Artist » d’après le titre d’une série d’expositions présentées par Charles Saatchi dès 1990. Depuis, les œuvres de Damien Hirst ont souvent atteint des sommets de médiatisation grâce à divers artifices, tel ce requin mort dans un bain de formol, 1991, « The Physical Impossibility of Death in the Mind of Someone Living » ou ce crâne incrusté de 8’601 diamants, 2007, « For the Love of God » qui s’est vendu cent millions de dollars. Des œuvres qui parlent de la mort, de la destinée, celle de l’homme, bien sûr, mais aussi celle de l’art contemporain depuis que celui-ci est tombé dans le piège de l’élitisme hyper-capitaliste qui gouverne l’économie de l’industrie des produits de luxe.

Quelle nouveauté propose Damien Hirst à un marché qui fonctionne sur la nouveauté ? Et bien, puisque la banalité des images est entrée dans les mœurs, ce ne sont que des pois colorés, du plus grand, 150 cm, au plus petit, 1 millimètre, simple répartition aléatoire d’éléments picturaux d’une extrême banalité. Tous sont réalisés par les employés de l’entreprise Hirst, ce qui donne lieu à autant de controverses, aussi innombrables qu’inutiles, sur la notion d’œuvre créée par l’artiste, avec sa vraie main à lui, ceci plus d’un demi siècle après Warhol!

Damien Hirst ne s’encombre plus de la nécessité de faire du nouveau selon la théorie de Ben, du mouvement Fluxus, ni même de l’esprit des recherches sur la couleur et la forme d’Ellsworth Kelly dans les années 50, ou de Gerhard Richter et ses Farbfelder des années 70, ni même du décoratif de Yayoi Kusama exposé cet hiver au Centre Pompidou. L’artiste crée sa désillusion en tant qu’illusion, dans la ligne de la pensée de Jean Baudrillard qui remarquait, en 1997, «la peinture ne croît plus à sa propre illusion, et tombe dans la simulation d’elle-même et la dérision ». Qu’offre-t-elle sinon « une parodie, en même temps qu’une palinodie de l’art et de l’histoire de l’art, une parodie de la culture par elle-même en forme de vengeance, caractéristique d’une désillusion radicale.»  Voilà bien qui justifie les titres des œuvres : « Cocaine Hydrocloride », « Morphine Sulphate », etc. belle ironie pour signifier tout ce dont le marché a tant besoin.

Dans l’esprit de Baudrillard, l’art ne se limite pas à la recherche du sublime, le subtil en fait aussi partie et quoi de plus subtil que la transformation par Damien Hirst de sa désillusion en illusion? Ceci, tout en tournant en dérision l’idéologie fétichiste et décorative dans laquelle baigne la scène actuelle de l’art global, ex-contemporain.

Jacques Magnol

23.01.2012

Damien Hirst the Complete Spot Paintings 1986–2011. Gagosian Gallery.

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