Cindy Van Acker orchestre la rencontre entre Nietzsche et Nijinski

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Une parenté intime et intérieure

Le chassé-croisé entre le philosophe et le danseur que propose Cindy van Acker est profondément inscrit dans leurs écrits respectifs. S’y dévoilent une intensité de la vie affective accompagné d’une viscérale nécessité d’être aimé, solitude, tourments et expériences mystiques, autant des sujets communs sur lesquels Nietzsche et Nijinski se sont amplement exprimés. Ecrivant à son ami Peter Gast une lettre le 14 août 1881 depuis Sils Maria, l’Allemand s’exclame : « Ah ! mon ami, par moment je me dis que je mène au fond une vie des plus dangereuses, car je suis une de ces machines qui peuvent éclater. L’intensité de mes sentiments me fait à la fois trembler et rire. ». Nijinski lui pose au fil de son Journal : « Tout est chez moi basé sur le sentiment. On ne saurait inspirer d’horreur bâti de la sorte… Une pensée illogique est dénuée de valeur sans doute, mais il est certain aussi que cette même pensée ne peut tenir debout si le sentiment n’y trouve sa place. » (Saint-Moritz, 1916).

Dans la danse, Nietzsche ne s’intéresse pas à la beauté d’une arabesque, à l’arrondi d’un bras, à la cambrure d’un pied. La danse est vue comme un oui adressé à la vie. La beauté, elle, surgit de l’harmonie entre le corps et l’esprit. Pour Cindy Van Acker, l’auteur d’Ecce Homo est « toujours entrain de dire que c’est son corps qui lui montre le chemin. C’est grâce à ce que son corps lui fait subir, et donc paradoxalement ou non par la maladie qu’il parvient à écrire sa pensée. Il n’y a plus chez lui de dualisme qui opposerait le corps à l’esprit. Même si pour Nijinski, le corps était au centre de son expression, il se trouvait au même point que Nietzsche. Je me demande si l’intensité impressionnante de l’instant et celle de la vie devenue quasi insupportable et que ces deux hommes partageaient était vraiment liée à la folie. C’est d’une telle radicalité et sensibilité ! A la lecture des écrits de Nietzsche, il y a une pensée, une esthétique, une graphie et une métaphysique du mouvement intérieure qui me touche profondément.» Nietzsche écrit dans Le Gai savoir : « Chaque crise sera donc vécue comme une conquête de soi-même, il n’est pas question d’atteindre la santé avant de l’avoir méritée, il faut savoir être à l’écoute de ce corps qui vous parle, car il “parle du sens de la terre”; l’esprit n’est qu’un “outil de ton corps, et un petit jouet de ta grande raison” ».

A la fin du spectacle, sont projetées les paroles posant le fait que danser, c’est se transfigurer, entrer dans un autre corps sans changer de peau. Mais aussi mettre au jour un «moi» qui se confond avec le cosmos, les étoiles, participe au mouvement des astres et de l’univers. Tiré de Zarathoustra, c’est le chant, Les Sept Sceaux, qui «ne fait qu’ouvrir le sens, transcendant les époques», avance la chorégraphe.

Bertrand Tappolet

Ion.
ADC, Genève, jusqu’au 13 mai
dans le cadre notamment de la Fête de la danse. Rens : www-adc-geneve.ch

Cindy Van Acker crée ses propres pièces dès le mitan des années 90 et acquiert une visibilité européenne au détour de Corps 00:00 en 2002. En 2003, elle imagine deux autres solos, Fractie et Balk 00:49. Avec Pneuma, elle signe en 2005 sa première pièce de groupe, conçue pour huit danseurs. La même année, elle est invitée par le metteur en scène italien Romeo Castellucci à la Biennale de Venise où elle présente Corps 00:00. Castellucci l’invite alors à créer la partie chorégraphique de L’Inferno de Dante, pour l’édition 2008 du Festival d’Avignon, et pour le Parsifal qu’il monte en janvier 2011.

 

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