Chance, tendre héroïne du Pays d’En-Haut

La ligne de Chance
Laure-Isabelle Blanchet dans “La Ligne de Chance” au Théâtre des Marionnettes de Genève en décembre 2014. Photos : Cédric Vicensini.

Il était une fois, ces quatre mots suffisent pour que petits et grands tendent l’oreille et entrent inconsciemment dans un monde mythique où voisinent héroïnes et princes charmants, enfants perdus, ogres sans pitié et sorcières effrayantes. La création de Laure-Isabelle Blanchet est riche d’une note supplémentaire, celle d’une singularité nationale puisée dans plus d’une centaine de contes suisses que l’auteure-marionnettiste a consultés pour créer le personnage de Chance. Entretien.

La ligne de Chance
“La Ligne de Chance” création de Laure-Isabelle Blanchet. TMG.

« La richesse de nos contes traditionnels est surprenante, relève Laure-Isabelle Blanchet, tant du point de vue des thématiques que de l’imagerie qu’ils suggèrent. Qui sait qu’on racontait des histoires de dragons en Suisse ? Qui sait de nos jours, que des fées habitaient les rivières helvètes ? Qui a lu la version suisse du célèbre «Barbe bleue» ? Il ne reste que si peu de gens qui puissent transmettre ces particularités locales aux enfants d’aujourd’hui. »

Le héros de La Ligne de Chance est une héroïne, Chance, ce n’est pas une princesse mais une petite fille de sept ans, mise à l’écart par ses camarades d’école car sa famille est installée depuis peu au village. Un malheur ne venant jamais seul, la maman est atteinte d’un mal mystérieux annonciateur d’une mort certaine. La conjugaison de l’injustice de l’exclusion de la famille et la maladie maternelle provoquera l’émancipation de Chance qui trouvera la force d’affronter mille périls pour sauver l’objet de son amour et de sa tendresse. Un conte, par définition, doit trouver une issue heureuse, Chance passera donc les obstacles obligés, la forêt sombre, le loup, le gnome au fond du bois qui a en fait un grand cœur, et, après de nombreuses péripéties, la vie suivra un cours plus agréable.

La Ligne de Chance doit son succès éclatant à un subtil partage des rôles entre la marionnettiste et le conteur, Khaled Khoury, dont la voix douce accompagne les images créées dans la tradition du papier découpé du Pays d’En-Haut et présentées à contre-jour.

La ligne de Chance

 

Laure-Isabelle Blanchet, comment est venu ce désir de vous concentrer sur des contes spécifiquement suisses ?

L.-I. B. : L’idée est venue d’abord de mon grand-père qui est du Pays d’En-Haut, c’est lui qui me racontait ces histoires de gamins des années 30. Moi j’écoutais ses anecdotes, mon arrière-grand-mère tenait un magasin de montagne où l’on croisait beaucoup de gens, et ces gens racontaient aussi des histoires, voilà.
Chez mon grand-père, il y avait aussi des découpages et je rêvais parfois de voir ces figures s’animer; mais il y avait aussi quelque chose dans cette culture suisse que je trouvais intéressante puisque je ne me sens pas particulièrement fière d’être suisse. Je me suis toujours demandé ce qui faisait que cette identité suisse soit ainsi considérée; par exemple il y a des gens qui ont tellement peur de la perdre qu’ils sont plutôt dans la fermeture pour conserver quelque chose que l’on ne peut définir.
Moi qui suis une citadine qui n’a pas une conception très claire non plus de ce que c’est que d’être suisse, du coup, j’ai pensé que ce sont les histoires qui font la culture, et je me suis mise à les lire ces histoires. Je n’ai pas fait de tri particulier, elles proviennent de tous les cantons, et certaines sont de très belles histoires avec un bestiaire fantastique qui m’a surprise.

Au début je voulais trouver un conte à adapter, mais les morales ne me satisfaisaient pas car il y avait toujours quelque chose de soit trop religieuse, soit trop moralisateur, ou franchement machiste; en bref, la fin en général ne me plaisait pas, j’ai donc choisi d’en réécrire une à partir d’épisodes récurrents dans les contes suisses et de créer une trame qui les lie. J’avais envie d’écrire le récit d’un voyage initiatique, car je crois vraiment que les enfants savent qu’ils grandissent, ils savent qu’ils apprennent des choses. Donc un récit initiatique me paraissait important pour transmettre ces éléments de contes.

L’exclusion est un sujet cruel à aborder devant de jeunes enfants, peut-on tout leur dire même au théâtre :

L.-I. B. : Je pense que l’on peut parler de tout. Les enfants sont à la recherche d’un début de réponse et ils se posent des questions existentielles de manière très concrète. Montrer quelqu’un qui est confronté à l’exclusion peut donner du courage. Dans le spectacle, plusieurs situations peuvent faire peur : non seulement la mère est malade, mais, de plus, c’est une sorcière, en fait une dame qui prépare des potions naturelles mais on la traite de sorcière; la petite fille est également exclue car les autres trouvent qu’elle est sale. Là, les enfants comprennent très bien de quoi il s’agit. Ils ont vu ces scènes, soit pour en avoir été victimes, soit pour avoir vu d’autres enfants se faire mettre à l’écart. Même s’ils n’ont pas été au centre de cette violence, ils comprennent très bien la situation et c’est utile d’en parler. Ainsi, je crois que c’est plus rassurant de parler vraiment d’un sujet plutôt que de verrouiller la réflexion.

Quelle fonction remplissent les plans inclinés qui apparaissent dans la plupart des plans ?

L.-I. B. : Dans les montées à l’alpage traditionnelles, il y a des courbes et j’ai dû trouver un autre moyen de représentation. Tirer des lignes droites permet d’affirmer les lignes de force des papiers découpés. C’est intéressant graphiquement parlant car c’est le début du dessin. Les enfants ont l’habitude de dessiner en traçant tout d’abord une ligne avant de poser des éléments dessus. J’ai ensuite emprunté les papiers découpés de Hauswirth, tels les arbres, les maisons, etc. Je les ai ensuite complètement modifiés pour les rendre plus lisibles.

Il existe un cadre dont les chemins ou tracés forment les axes de l’image. Ces lignes de force sont mobiles, dans le décor de La Ligne de Chance, pour permettre des variations de dynamique dans les tableaux successifs du spectacle. Sur ces sentiers viennent se poser des éléments amovibles : arbres, maisons, rochers. S’affirme ainsi ce mouvement à deux dimensions fidèle aux papiers découpés.
Mais j’ai très tôt eu la volonté de ne pas utiliser le procédé classique du théâtre d’ombres, je me suis donc résolue à supprimer l’écran et intégrer des poupées en trois dimensions. Cela permet de jouer avec différents profils des personnages principaux. Enfin, afin de donner de la place au jeu des marionnettes, j’ai conçu un plan horizontal, réalisé par le biais d’un système de trappes.

Pourquoi avoir choisi cette mise en scène en contre-jour?

L’effet principal est le contre-jour, c’est la transposition que je désirais pour les papiers découpés. Donc, dès le début, il y a ce cadre avec des chemins sur un fond blanc, c’est une manière d’inverser la position du marionnettiste, de le mettre en surexposition pour tenter de faire en sorte qu’il soit oublié, alors qu’en général les marionnettistes sont en noir; ça m’a intéressée d’inverser le rapport de couleurs.

Les papiers découpés font habituellement penser à l’ombre, mais je n’étais pas convaincue par la qualité des marionnettes d’ombre, je me suis alors dit qu’il ne fallait pas interposer un écran, de là est venu le contre-jour.

Avez-vous découvert des recettes de potions magiques “suisses” ?

L.-I. B. : Dans son recueil de légendes des Alpes vaudoises (1885), Alfred Cérésole donne des recettes de potions magiques, je n’ai pas grandi dans cette culture là, mais ma maman connaît certaines plantes qui ont des propriétés bénéfiques. Connaître le nom des fleurs et leurs propriétés témoigne d’un rapport à la terre et à la nature qui est riche, c’est une relation qui dénote une certaine harmonie.

Le choix de la musique fait-il aussi appel à des instruments suisses ?

La musique de Sylvain Fournier fait appel aux instruments traditionnels suisses comme les percussions avec les cuillères frappées, le talerschwingen d’Appenzell ou le hackbrett schwytzois. Le talerschwingen est une sorte de bol dans lequel on fait tourner une boule, le son produit accompagne les yodlers. Le hackbrett schwytzois, un instrument de la famille des cithares attesté en Suisse depuis le XVe siècle.

Propos recueillis le 16 décembre 2014.

 

La ligne de Chance

 

Cette histoire je la connais, puisqu’« il était une fois », moi.

Moi, je viens d’un pays plissé comme une boule de papier froissé. Regardez : là, entre ces montagnes, il y a une vallée où coule une rivière. Au bord de cette rivière, il y a un village. Ce village, entouré de pics et de pâturages, s’appelle Trappe-en- forêt.

On disait qu’aux temps jadis, les habitants y vivaient très heureux, car les fruits de la terre étaient énormes. On pouvait se coucher dans les pétales des fleurs. Un seul grain de blé suffisait à faire une belle miche de pain. Dans ce temps-là, des animaux de toutes les couleurs sautaient de sommet en sommet sur les montagnes. Ils jouaient aux cartes dans les clairières, lisaient dans les arbres et parlaient aux hommes.

Pourtant un jour, les hommes ne voulurent plus partager les trésors de la nature avec eux. Alors, en armes et en armures, les habitants de la vallée commencèrent à piéger, tuer, écorcher toutes les créatures fabuleuses qu’ils croisèrent sur leur chemin. Les derniers animaux disparurent dans la forêt, les arbres aux fruits merveilleux séchèrent, les fleurs géantes fanèrent. L’âge d’or était désormais révolu.

C’est dans ce village, que je suis né. C’est là que ma maman m’a raconté cette histoire quand j’étais petit.

Extrait de La Ligne de Chance. Texte de Laure-Isabelle Blanchet.

 

La ligne de Chance

Les contes de fées sont des graines pour l’esprit de l’enfant

Le conte de fées est avant tout une œuvre d’art ; comme le dit Goethe : «  Ceux qui ont beaucoup à donner en combleront plus d’un. » Ce qui veut dire, pour Bruno Bettelheim, auteur de Psychanalyse des contes de fées, que « raconter un conte de fées, exprimer toutes les images qu’il contient, c’est un peu semer des graines dont quelques-unes germeront dans l’esprit de l’enfant. Certaines commenceront tout de suite à faire leur travail dans le conscient ; d’autres stimuleront des processus dans l’inconscient. D’autres encore devront rester longtemps en sommeil jusqu’à ce que l’esprit de l’enfant ait atteint un stade favorable à leur germination, et d’autres ne prendront jamais racine. Mais les graines qui sont tombées sur le bon terrain produiront de belles fleurs et des arbres vigoureux ; c’est à dire qu’elles donneront de la force à des sentiments importants, ouvriront des perspectives nouvelles, nourriront des espoirs, réduiront des angoisses, et, ce faisant, enrichiront la vie de l’enfant sur le moment et pour toujours. Dans les conditions les plus favorables, les contes de fées indiquent subtilement à l’enfant le moyen de tirer parti, d’une façon constructive de ces expériences intérieures. (…) Ils lui font sentir que, pour un être humain dans ce monde qui est le nôtre, il faut savoir affronter des épreuves difficiles, et rencontrer aussi de merveilleuses aventures. »

« Ainsi, les trésors du folklore, les mythes, les légendes et les contes se transmettent-ils encore, aujourd’hui comme hier, de générations en générations. Car “ils sont, comme le dit Freud, les reliquats déformés des fantasmes de désir de nations entières, les rêves séculaires de la jeune humanité”. Christophe Bormans.
Lors d’une émission récente de Radio France, un invité posait la question : « alors que dans la vraie vie, c’est la fin des super héros, les contes du merveilleux ne connaissent pas la crise du réel. A l’heure des avatars sur le web, comment expliquer le succès des princesses endormies et des sorciers modernes ? » La réponse réside probablement dans le fait que, depuis Homère, le conte captive toujours grâce au son d’une voix et du déploiement de quelques images.

 

La ligne de Chance
Conceptrice, metteure en scène et marionnettiste : Laure-Isabelle Blanchet.
Co-mise en scène : Julie Annen Comédien conteur : Khaled Khouri Création son, musique : Sylvain Fournier.

Théâtre des Marionnettes de Genève.
Du 3 au 21 décembre 2014.

À La Bavette de Monthey le 10 janvier 2015 à 11h et 15h.

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