La censure médiatique est bien plus inquiétante que la censure juridique

« Cheval de Bataille »,  2013, Maya Boesch et Régis Golay. Zabriskie Point, Genève. Photo Bernard Henchoz.

Une exposition malheureuse sur une des places les plus fréquentées de Genève a récemment indigné un bon nombre d’habitants et entretenu une polémique qui a illustré l’incompréhension toujours vive du grand public vis à vis de l’art contemporain. L’indignation n’ayant pas eu d’écho en dehors du canton, l’honneur est sauf.

Les protagonistes de l’affaire étaient au nombre de trois, soit, d’une part, une association qui disposait d’un espace d’exposition dont elle ne savait que faire depuis plusieurs mois, de l’autre un artiste associé à une metteure en scène – Régis Golay et Maya Boesch – qui disposaient d’un cheval taxidermisé, élément de décor d’une pièce jouée en 2005. Leur rencontre a permis à l’équidé de quitter le dépôt du Théâtre de la Comédie pour aller prendre l’air suspendu dans une vitrine que peu savent être un espace d’art contemporain. L’installation ne s’agrémentait d’aucune explication, ce qui, pour les concepteurs de l’œuvre, aurait été contraire à l’esprit de leur démarche, alors qu’un simple cartel suffisait à déminer la situation.

Capture d’écran du site propagateur de la pétition doublement mensongère contre l’exposition à Zabriskie Point. L’installation a été démontée car une des sangles soutenant la bête s’était rompue.

 

L’installation ne pouvait passer inaperçue et en quelques jours, l’étonnement, voire l’indignation, de quelques uns s’est trouvée amplifiée par le buzz ou le tam-tam des réseaux sociaux qui a entraîné celui des médias. Le milieu de l’art contemporain s’est tenu coi, tandis que les organisateurs en appelaient à la liberté d’expression et questionnaient de façon incongrue la place de l’art dans l’espace public. Tout artiste peut produire une pièce de qualité discutable sans devoir s’ériger en victime de l’incompréhension populaire en cas d’échec. Des âmes courageuses initièrent alors une pétition … anonyme et doublement mensongère car elle indiquait que le cheval avait été tué pour l’occasion, puis que la pièce avait été retirés sous la pression alors que, mal suspendu, le cheval était tombé de lui-même. C’est ainsi que 31’619 prétendues signatures (ill. ci-dessus) furent livrées au maire de Genève, Rémi Pagani, dont les services n’on pas la moindre idée du sort qui est réservé à ce genre d’initiative anonyme sans la moindre légitimité. A l’heure où des entreprises peuvent nous vendre des milliers, voire des millions d’amis avec nos comptes Facebook, Twitter et autres, que les commentaires sur les sites web et les réseaux sociaux sont souvent rédigés par des équipes de rédacteurs au service des entreprises, on peut douter de la réalité de ces 31’619 signatures.

 

Rétrospective Maurizio Cattelan. Musée Guggenheim. 2011.

L’animal a acquis un statut juridique qui le situe entre l’objet et l’humain

L’histoire récente regorge de ces pseudo-événements, ainsi l’exposition « Mahjong » au Kunstmuseum de Berne (1), en 2005, avait suscité un tel bourdonnement médiatique que la pièce litigieuse avait été retirée le temps d’organiser une table ronde sur le thème de la représentation de la mort dans l’art et les « Limites du présentable ». Les sept intervenants issus des milieux artistique, philosophique, théologique, juridique et éthique jugèrent que la pièce méritait toute sa place et fut réintégrée.

Il manquait alors l’avis de l’homme de loi, et c’est le quotidien genevois Le Courrier qui, à l’époque, s’y est collé avec Christian Pirker, avocat spécialisé en droit de l’art, coordinateur d’un colloque international sur la liberté et la protection de la création artistique (20 août 2005) :

« Le droit suisse condamne la violence et la pornographie dites « dures » comme la scatologie ou zoophilie, sauf si les représentations ont une valeur artistique digne de protection. En pratique la valeur artistique est reconnue suite à la cooptation du « milieu » concerné, à savoir les curateurs, les créateurs… Dès lors, la représentation de la violence n’est plus considérée comme un acte gratuit mais profite de la liberté d’expression. Et cela indépendamment de la liberté artistique. (…) Depuis quelques années, on assiste d’ailleurs à une humanisation progressive des animaux. Leur statut juridique a changé, d’objet ils ont acquis maintenant un statut intermédiaire, entre l’objet et l’humain. ».

« Dans les pays occidentaux, la moralisation rampante tend à gagner du terrain. Les tentatives de censure, souvent lancées par des groupes proches de l’extrême droite ou des mouvements populistes, sont de plus en plus fréquentes. De fait la censure médiatique est bien plus inquiétante que la censure juridique. Artistes et institutions culturelles doivent apprendre à gérer les accusations et les pressions. Il serait dangereux qu’ils cèdent trop facilement à cette excroissance du politiquement correct – l’artiste en s’autocensurant pour éviter de froisser les susceptibilités, les curateurs en refusant d’exposer des œuvres subversives. Ce serait la porte ouverte à la suprématie d’un art mou, consensuel, qui ne choquerait personne, mais ne voudrait plus rien dire. »

 

Une tragédie culturelle dont la solution relève des fantasmes

Beat Sitter-Liver, professeur de philosophie pratique à l’université de Fribourg s’oppose à l’idée de liberté « intégrale » de l’art selon Michel Thévoz (historien de l’art et ex-conservateur du musée de l’art brut) : « Le choc est permis à l’art, il est même nécessaire, car nous avons besoin de thérapies. Mais s’il implique une violation symbolique, psychique ou physique d’autrui, alors non, tout n’est pas permis »

Quant à prétendre que le scandale permet à l’art de remplir sa fonction en menant à un discours de société, encore faudrait-il que ce discours soit nourri. Le fossé est toujours aussi grand entre le grand public et l’art contemporain, un fossé en forme de « tragédie culturelle » que la sociologue Nathalie Heinich analyse:

« Après la Révolution française, le privilège octroyé aux artistes à la place des aristocrates devait être compensé par leur marginalité afin de correspondre aux valeurs démocratiques du mérite et de l’accomplissement personnel. La marginalité signifiait soit la fameuse « vie de bohême », ou un engagement politique en faveur des personnes défavorisées. Le problème est que les pauvres ne comprennent ni n’apprécient l’art avant-gardiste parce qu’ils manquent des clés culturelles pour le faire ; et aussi parce que les artistes d’avant-garde sont plus en quête de l’approbation de leurs pairs et des spécialistes que du grand public. C’est la raison pour laquelle l’art engagé politiquement est généralement considéré comme « mauvais », tandis que le « bon » art (c’est à dire l’art novateur) ne rencontre que l’incompréhension ou même le dédain du « peuple »,  des profanes avec qui ou pour qui les artistes politiquement engagés rêvent de travailler. C’est une sorte de « tragédie culturelle » comme aurait dit (Georges) Simmel – une tragédie dont la solution est du domaine des fantasmes. » (Machete Interview with Nathalie Heinich. 2010)

 

Les ingrédients d’une avant-garde affadie

La considération sur le plan esthétique peut être empruntée à Thomas Ostermeier dont la remarque sur la création théâtrale peut en tous points s’appliquer à un trop large pan de la création contemporaine:

“Outre des conditions matérielles dégradées, nous vivons une crise esthétique autant qu’une crise des contenus. Ces dernières années, la création théâtrale s’est volontiers ralliée aux théories pas toujours lumineuses sur la postdramaturgie et la “performance”. Bizarrement, les formes novatrices apparues dans les années 70 et 80 continuent d’orienter le credo esthétique de nombreux théâtres publics et de festivals, bien qu’en la matière les imitateurs soient hors d’égaler leurs modèles. Les ingrédients de cette avant-garde affadie composent une bouillie scénique qui passe pour le parangon du théâtre moderne. (…) En se focalisant sur le répertoire classique, celui-ci s’est déconnecté de la réalité. Peu soucieux de fournir au public le moindre reflet de sa vie quotidienne, l’esthétisme classique s’est figé depuis trente ans dans une pieuse révérence envers le passé.” (Le Monde Diplomatique, avril 2013)

Artistes et institutions culturelles doivent apprendre à gérer les accusations

C’est probablement l’amateurisme des exposants qui restera dans les mémoires.  Dans sa communication « L’art d’accommoder les restes : aux limites de l’exposition de l’art contemporain » (2011), Céline Eloy remarque: « L’utilisation des restes humains en tant que matériau plastique constitue un nouveau champ d’exploration pour les artistes. (note : Il s’agit là de restes humains, mais les restes d’animaux sont maintenant considérés proches de ceux humains ) Et cela engendre une série de problématiques, telles que l’absence de distanciation ou le changement de statut, qui ont à la fois des répercussions sur le public mais aussi sur la façon dont nous donnons à voir les créations. Ne pouvant nier l’existence de cette démarche artistique, les commissaires d’exposition doivent prendre des décisions concernant les conditions de présentation de telles œuvres. »

La période Dadaïste appartient au passé et les expressions artistiques ‘’contemporanéistes’’ ne peuvent simplement pas effectuer un retour en arrière et se réclamer d’une néo avant-garde.

Jacques Magnol et Yi-hua Wu

(1) En août 2005, lors de l’exposition d’artistes chinois au Kunstmuseum de Berne, l’œuvre de l’artiste chinois Xiao Yu était composée du corps d’une mouette surmontée d’une tête de fœtus humain. Un citoyen valaisan UDC avait porté plainte pour “atteinte à la paix des morts, représentation de la violence et maltraitance envers les animaux”. L’oeuvre avait été retirée avant d’être réexposée une fois consultés les juristes et autres experts. La plainte visait également les responsables du musée et le propriétaire de la collection, l’ancien ambassadeur de Suisse en Chine Uli Sigg.

 

Historiettes animalières

– “Bienvenue à l’atelier de taxidermie”. Pendant que quelques citoyens suffoquaient d’indignation à la vue d’un cheval empaillé au Rond-point de Plainpalais, du 5 au 7 avril 2013, une foule de visiteurs a profité des Journées européennes des métiers d’art pour explorer les ateliers de taxidermie au Muséum d’histoire naturelle.

– Dans sa mise en scène de Mein Kampf au Théâtre du Grütli, en novembre 2012 à Genève, Frédéric Polier souhaitait faire figurer une poule. Pour ce faire, il a dû consulter un vétérinaire qui a autorisé la présence de la gallinacée à condition que lui soit adjoint(e) un(e) compagn(e)on dans le poulailler installé en coulisses.

– L’amour porté aux animaux de compagnie peut conduire à vouloir perpétuer le souvenir des êtres chers dans un au-delà original, ainsi le conservateur du Museum, Manuel Ruedi, reçoit régulièrement la demande de propriétaires de chiens morts et taxidermisés qui désirent faire don de leur animal de compagnie pour lui assurer une deuxième et longue vie en bonne compagnie dans les collections du musée.

Publié dans arts, expositions
Un commentaire pour “La censure médiatique est bien plus inquiétante que la censure juridique
  1. artist empaille dit :

    This so-called artists Boeasch and Golay, think that everybody can be artist.
    First, they did copy-paste of works done before by several famous artist.

    Second, they just take the horse form theatre and put it in this so-called gallery. What is their productin in this, what they did it to make this “cheval empaille” piece of art????

    And this gallery which is subventiniod by out tax money, should be faced to their amaterism which with this so-called exhibition is totally presented to the public.
    To call the reaction of the public (which one is paying the work of the gallery), as “artophobie” is so ridiciliuos! First you shoud show some real art, and then we can disscus about possible artophobie or not!