Carla Demierre : jeux de langues avec vue sur les corps

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Carla Demierre et Perrine Valli. Photos du spectacle.

 

Basane-moi

Sédimentation, mille-feuilles du souvenir et de la mémoire, où il faut décrire la façon dont les choses se donnent à la conscience, la façon dont elles apparaissent, dans la lignée des philosophes allemands Hegel puis Husserl. Au cœur secret de récits elliptiques parfois dangereusement décousus, tout semble s’enchaîner plan par plan selon une esthétique de l’instantané, un peu comme chez Richard Brautigan. Le découpage est rapide ; on saute elliptiquement d’une image à l’autre. Il y a entre les plans, ces moments fugaces où l’œil se concentre, avec une lente tristesse, sur une impression, un microscopique détail. Ne laissant qu’une vague e trace minimaliste sur la rétine, se déploie un herbier minimaliste de « moments » qui mêle une déconstruction de la langue ou plutôt une archéologie de la surface mémorielle qu’accompagne la vision récurrente du trou. « Des choses se produisent et leur souvenir se dépose au point le plus bas du trou, ce qui provoque un rehaussement du fond. J’imagine qu’il existe un point de convergence entre le fond de ma mémoire et sa surface, comme une cristallisation idéale en une forme indolore et dépourvue de face extérieure qui pourrait circonscrire son volume. » Ainsi s’ouvre son second roman, Ma mère est humoriste.

Elle y développe son lien indéfectible à la chaussure de rythmique ou chausson de gymnastique, la basane, qui est peut-être sa « madeleine de Proust » Essentielle, la basane possède une dimension inquiétante à ses yeux. « Tant l’objet que l’usage de la basane existent dans un espace défini, la Romandie dont je suis issue et dans lequel j’évolue et fais ma vie. Elle n’existe pas hors une certaine frontière géophysique et linguistique. Il devient une sorte de chimère, de monstre linguistique, dont le sens en dehors de cette frontière semble tout autre, n’étant plus « madeleine ». Ce sont des éléments de basculement. Ainsi la basane peut-elle continuer à évoquer la question de l’adhérence, du rapport au sol le fait de ne pas glisser ou d’être une matière morte Ces sens-là perdurent alors que le chausson, son histoire, ses usages n’existent littéralement plus. Si la localisation géographique du mot peut disparaître, des réalités continuent à exister. J’ai un rapport aux mots qui amènent à rompre la familiarité avec ces derniers. L’indéfinition, ou plutôt le goût pour l’hésitation marque ici l’écriture. Que l’exactitude de l’expression se  laisse à désirer ! »

 

Cercle des regardeurs disparus

Certains passages de Ma mère est humoriste décrivent des exercices à réaliser en commun, main dans la main et en cercle, pour accéder à une prise de conscience du collectif à ressentir et éprouver, comment c’était à désespérer et à prévoir. « Maintenant, j’aimerais que toutes les personnes qui ont dit «  c’est fou «  avant de me comparer à mes parents, qui se sont vantés de m’avoir vue bébé, qui ont fait des réflexions sur ma taille et qui se sont extasiés sur ma croissance, se lèvent, se mettent en cercle et se prennent la main… Vous dégagez beaucoup d’intensité. Je ne sais pas si vous vous en rendez compte. Ce truc du cercle, ça marche. J’aimerais que vous ressentiez l’aspect collectif de la chose. C’est quand même important. » Cette respiration commune ne ramène pas nécessairement à l’œuvre d’un Michel Houllebecq, qui décrypte les supercheries idéalistes de l’époque new age, qui selon lui a accentué solitude, dépression, amertume, et renforcé la conscience originelle que possède l’être humain de la mort et de la déchéance. L’exercice collectif proposé intime au lecteur comme au regardeur au début de La Cousine machine à clore les yeux. « Et vous rouvrirez les yeux, puisque je vous ai dit de les fermer ça fait déjà un moment, dont ceux qui n’ont pas écouté, s’il vous plait restez concentrés et fermez un instant les yeux. Et vous les rouvrirez quand vous vous sentirez prêts. » (Ma mère est humoriste).

Le roman garde ici quelque chose d’Espèce d’espaces, où Perec propose, selon François Bon, « des exercices pratiques, il déplace radicalement l’idée de livre en proposant comme livre fini un ensemble de propositions définies comme possibles, mais non écrites. » Mais aussi une pratique de l’instantané, de l’ellipse entre plusieurs plans très cadrés, faisant écho de loin en loin à l’Américain Richard Brautigan si apprécié par la résidente genevois. « J’ai examiné des petits bouts de mon enfance. Ce sont des morceaux d’une vie lointaine qui n’ont ni forme ni sens. Des choses qui se sont produites comme des poussières », confesse le poète et écrivain suicidé d’une balle dans la tête à 49 ans. Cette impassibilité du conteur aussi, qui réalise l’alliance délicate et tranquille du malheur indifférent et du jeu de mots, une manière de réconciliation avec son souci de faire une écriture en direct que vient renforcer la collaboration avec Perrine Valli. Et l’on songe au Cahier d’un retour de Troie, lieu par excellence d’une expérience-limite. Elle consiste à abolir la distance entre littérature et vie. Brautigan s’y met en scène, écrivant le texte même que nous lisons. D’où son essai d’écrire « en direct ».

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