Ça va faire mâle, vu du féminin

Ultraviolence

D’un monument de la littérature autofictionnelle et sa description clinique, neutre, du scénario du surveiller et jouir d’un sexe de l’un dans celui de l’autre défilant sur une chaîne cryptée française, on s’adosse bientôt au glaçant récit de la violence conjugale imaginé par le dramaturge, scénariste et romancier suédois Magnus Dahlström pour L’Epreuve du feu, sorte de séance de psychothérapie collective. Une idée de Guillaume Béguin qui a mis en scène ce texte filant sur quatre femmes et un nombre égal d’hommes réunis dans une pièce. Sur cette partition, Béguin relève : « C’est peut-être aussi une “boîte à fantasmes morbides”, le lieu où les histoires les plus noires viennent poindre, et commencent à s’inventer, sans même jamais se réaliser «pour de vrai». Enfin, et pour aller dans le sens du titre, “l’épreuve du feu”, cela pourrait consister à échafauder le récit le plus noir qu’il est possible, afin de vérifier que toute humanité ne nous a pas encore quittée : formuler le pire, afin de se prouver que l’on est encore ému par quelque chose, donc que nous ne sommes pas tout à fait devenus des animaux. »

Pour cet épisode scénique, Perrine Valli a songé aux rapports entre Marie Trintignant et Bertrand Cantat dans la nuit du 26 au 27 juillet 2003, où le chanteur entre dans une rage folle et répond à l’actrice dans un déferlement de violence. Pas avec des mots, pas en quittant la pièce, mais avec des coups (19 dont 4 au visage selon les légistes). « C’est une tragédie moderne, qui a profondément marqué notre génération. J’ai ainsi voulu identifier le ‘je’ du récit en faisant que le corps de l’acteur soit seul dans l’espace. Cet engrenage de mise en accusation de la femme me semble présent chez Cantat comme depuis Eve rendue responsable de nombre de maux », pose la chorégraphe. Sur une atmosphère venteuse, une voix masculine suave et coupante s’élève. « Ça se voyait à peine. Comme un ricanement à ses lèvres. Ça se voyait presque pas, un petit ricanement. Ses yeux me regardaient, se fixaient. Je n’étais rien, transparent. » C’est la voix de celui dissocie son corps masculin de son geste tortionnaire de frapper inlassablement le visage de la femme. Parti de la pénombre et se fixant en pivot dans le rond central barré de deux diagonales blanches adhésives, avant de dériver en déplacement footballistiques comme on le ferait dans une surface de séparation, Fred Jacot-Guillarmod témoigne-t-il d’une schizophrénie ?

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Fred Jacot-Guillarmod “Les Renards des surfaces”.

L’homme entend la voix d’une femme lui répéter le leitmotiv « Tu vas me frapper ? », l’incitant au passage à l’acte par défi à une virilité mise en crise et une masculinité raillée. Cet embrayeur de la violence qui est attribué à une remarque féminine souvent inventée a posteriori par le conjoint violent confirme une part importante de dépositions masculines recueillies par la police genevoise. On songe alors, un temps à ses lignes d’Emile Zola de L’Assommoir : « Dans ses yeux, l’alcool flambait, allumait une flamme de meurtre. Il s’acharnait, frappait à côté, enragé, aveuglé, s’attrapant lui-même avec les claques qu’il envoyait dans le vide. Pendant toute cette tuerie, dans un coin de chambre, l’enfant, alors âgée de quatre ans, regardait son père assommer sa mère. » On se trompe, car ici le déchaînement des coups réduisant le visage de la femme « en bouillie » se fait dans la tranquillité, apaisant le courroux du bourreau.

Au fil de la pièce, Tamara Bacci est une femme plurielle : mystérieuse Sphynge, vamp allongée, pin-up languide ou mystérieuse héroïne bergmanienne, hitchcockienne ou cassavettienne à l’imperméable. Sa jambe peut aussi rejoindre dans son battement la scansion métronomique d’un ballon projeté au sol. Son corps peut prendre la pose (bras et jambes écartés en triangles) de La Femme de Vitruve qui sera prolongée par L’Homme de Vitruve réalisé par David Saada. Tous deux réunis en une image dédoublant leurs dessins anatomiques. « Dans ‘L’Homme de Vitruve’, il y a l’idée d’avoir l’homme inscrit à la fois dans un carré et un rond, qui déplacent son centre de gravité. C’est aussi une belle métaphore sur le centre féminin qui sera plus doux, circulaire », souligne la chorégraphe. L’Homme vitruvien est le nom du dessin à la plume, encre et lavis intitulé Étude des proportions du corps humain selon Vitruve et réalisé par Léonard de Vinci en 1492 L’Homme de Vitruve est le symbole de l’humanisme, l’homme y étant considéré comme le centre de l’univers. La femme, devient ici ce centre de l’univers, une idée chère aux Femen, groupement féministe ukrainien de défense des droits humains luttant contre le patriarcat, la corruption et la prostitution. Dans le rond central, la danseuse décolle maintenant du sol son corps en X, possible « Signe Art » que décline le plasticien transalpin Michelangelo Pistoletto. Tendant ses lignes de corps avec lenteur, elle se fait alors araignée un peu à l’image de Lisbeth Gruwetz alternant des métamorphoses d’homme en femme, d’être humain en animal, dans le solo Quando l’uomo era una donna de Jan Fabre.

Bertrand Tappolet

Les Renards des surfaces
Mise en scène et chorégraphie Perrine Valli.
Théâtre du Grütli. Genève. 19 et 20 décembre 2014.

Rencontre avec Elena Canadas dans le cadre de Et moi, Emois, et nous! en partenariat avec le CISA samedi 20 décembre à 18h.

Danseuse et chorégraphe, Perrine Valli a formé sa propre compagnie, l’Association Sam-Hester, en 2005. Depuis, elle a créé pas moins d’une dizaine de pièces, dont Je pense comme une fille enlève sa robe, Je ne vois pas la femme cachée dans la forêt ou, plus récemment, Intérieur été.

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Publié dans danse