Avec « Cédric Andrieux » Jérôme Bel nous emmène en deçà  de la danse, de l’histoire.

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Cédric Andrieux.

Jérôme Bel, chorégraphe réputé pour son style « contemporain » et «cérébral», présente « Cédric Andrieux » dans le cadre de la Constellation Merce Cunningham à  l’ADC de Genève. Interview.

Les créations de Jérôme Bel sont au bord de la danse ou de la non-danse par les gestes et les questionnements qu’il déploie face au spectateur de façon quasi cynique. Il suscite ainsi des rires nerveux, peut-être parfois même de la colère … pour pousser politiquement la quête sur la tradition, la convention, la culture, l’histoire. Avec « Cédric Andrieux » Jérôme Bel montre ce que l’on ne voyait plus, il pose un regard systématique au sein de l’ADN de cette discipline et de son histoire, il explore les tiroirs ignorés des grandes icônes qui appartiennent à  l’histoire de la danse; ce sont des sous-histoires du réel.

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Jérôme Bel. © Feran Mc Rope

Interview de Jérôme Bel. Par Yi-hua Wu, 16 novembre 2009.

– Jérôme Bel, vous êtes invité à  Genève pour présenter une pièce en hommage à  Merce Cunningham. Cet été, à  Berlin, vous avez créé une pièce en hommage à  Pina Bausch. Quel lien établissez-vous entre les deux ? Qu’est ce qui vous attire chez ces icônes historiques de la chorégraphie ?

« D’abord cette série de pièces ne sont pas des hommages. Ce sont des pièces dans lesquelles des danseurs racontent leurs expériences en tant que travailleurs. La première de cette série de pièces est « Véronique Doisneau » qui répondait à  une commande que m’avait faite le ballet de l’opéra de Paris. Dans cette production la danseuse du corps de ballet, Véronique Doisneau, parlait de sa vie à  l’intérieur de cette institution.  Quelques mois après, invité à  Bangkok, j’ai décidé de travailler avec Pichet Klunchun, danseur de Khôn, qui est une danse classique royale thai avec la même méthodologie que pour « Véronique Doisneau ». Cette fois ci le danseur expliquait sur scène quelques principes de sa pratique bien trop sophistiquée pour l’occidental inculte que je suis.
Ces deux expériences m’ont fait comprendre que ce type de recherche pouvait s’appliquer à  d’autres pratiques chorégraphiques qui produiraient d’autres discours. Puis j’ai rencontré Cédric Andrieux lorsque j’ai remonté le spectacle « The show must go on » au Ballet de l’Opéra de Lyon pour la biennale d’art contemporain de Lyon. Cédric Andrieux avait dansé 9 ans chez Merce Cunningham. Je lui ai montré le film de « Véronique Doisneau » et je lui ai proposé qu’on fasse ensemble un solo pour lui qui s’appellerait « Cédric Andrieux ». Il a accepté.
Pina Bausch avait vu « Véronique Doisneau » et elle m’a invité à  venir le montrer dans son festival à  Wuppertal. Malheureusement Véronique venait de prendre sa retraite et ne pouvait plus danser ce solo. J’ai donc proposé à  Pina Bausch de faire le même type de travail avec un de ses danseurs, elle s’est montrée intéressée et c’est comme ça que « Lutz Fà¶rster » est né. Mais les pièces ne sont pas des hommages aux chorégraphes, ce sont plutôt des hommages aux danseurs.

Le discours des danseurs est sans doute le moins entendu, on entend bien sûr celui des chorégraphes, de la critique, parfois des spectateurs, mais des interprètes si peu. Il me semblait opportun de faire entendre ce discours. Il s’est révélé extrêmement intéressant à  mes yeux. Les danseurs participent à  une expérience que personne d’autre ne peut partager, ils sont au cà“ur du projet artistique des chorégraphes, ils sont les vecteurs, les transmetteurs entre les chorégraphes et le public. C’est cette situation particulière qui me semble précieuse à  énoncer. Je ne cache pas non plus que je me suis intéressé à  certains de ces danseurs car ils avaient travaillé avec des chorégraphes qui ont été importants pour moi, en l’occurrence Merce Cunningham et Pina Bausch dont certains spectacles ont été les premiers très grand chocs esthétiques de ma carrière de spectateur. Des chocs si puissants qu’ils ont eu des conséquences sur ma vie non seulement de danseur mais aussi d’individu. Il est évident que sans eux je ne serais pas celui que je suis aujourd’hui.
Je tiens à  préciser que ces deux pièces, « Cédric Andrieux » et « Lutz Fà¶rster » se sont faites avant la disparition des deux chorégraphes cet été. Ces soli sont au croisement de deux histoires, l’histoire de ces danseurs et l’Histoire de la danse. C’est l’histoire de ces corps qui ont participé à  l’écriture de l’histoire de la danse, de ces corps qui sont la matière même de la danse. Je leur demande de nous raconter cette histoire, comment leurs histoires ont aidé à  incarner l’Histoire, qui est aussi mon histoire de… spectateur. »

Dans vos créations précédentes j’ai l’impression que dans la danse vous allez “au-delà ” de la danse par exemple avec «Véronique Doisneau». La danseuse parle de sa vie et s’adresse au spectateur pour partager avec lui, mettre à  nu sa vie de danseuse dans une expérience autobiographique. Elle casse l’illusion créée par la machinerie et les spectateurs entendent son souffle dans une sorte de voix-off, ce qui provoque une approche de l’intimité dans une danse-vérité. Acceptez-vous cette idée de “danse vérité” et de terrain de l”‘au-delà ” dans votre travail ?

« Non, il n’y a pas plus de vérité quand Véronique Doisneau parle d’elle-même que quand elle danse Gisèle ou le Lac des cygnes. Non, il ne s’agit aucunement de vérité, il s’agit de réel. Véronique interprète de par sa pratique des personnages certes étranges, en général des jeunes filles mortes transformées en cygnes ou errant éternellement dans des forêts peu hospitalières, bref, ce sont des fictions. J’ai essayé de montrer  ce qu’il y avait derrière la fiction, derrière l’illusion que son métier lui demande de produire, à  savoir, une femme de 42 ans, mariée, avec deux enfants, qui n’aime pas tous les chorégraphes avec qui elle doit travailler, dont le corps est parfois meurtri par la danse, et qui aime aussi son métier, bref, une travailleuse comme beaucoup d’entre nous. Et c’est là  que nous nous sentons proches car si effectivement peu d’entre nous passent leurs soirées à  faire croire qu’ils sont des cygnes ou des fantômes de jeunes filles mortes d’avoir été délaissées par leurs amants, nous avons aussi des désaccords dans notre travail avec nos chefs ou nos collègues, notre travail nous fatigue souvent, nous sommes tous des travailleurs.
Nous participons tous à  différents niveaux à  ce qu’on appelle la société, que ce soit pour produire des biens matériels  comme certains d’entre nous ou comme Véronique à  produire des représentations symboliques.Cela ne va pas au-delà , au contraire cela va en deçà . J’essaie de retrouver ce qui nous réunit, danseuse classique et public, ce que nous avons en commun, pas ce qui nous sépare. »

L’art est autre chose qu’une machine de l’illusion. Avec « Cédric Andrieux », Jérôme Bel nous emmène en deçà  de la danse, de l’histoire. Il rejoint en quelque sorte Robert Filliou : « L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art au sens où l’art n’est plus défini comme une simple représentation du réel (objectif ou subjectif) mais une participation à  la vie. L’artiste est celui qui se dit simplement “vivant”. L’art n’est pas une fin en soi, mais un moyen ou un passage nécessaire pour mieux “goûter” la vie. »

Yi-hua Wu, doctorante, Arts plastiques, Université Paris 8

Jérôme Bel. Cédric Andrieux.
ADC
du 1er au 4 décembre 2009.

Publié dans danse
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