Anna Odell : l’art pour investiguer la vie en société

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« The Reunion » de et avec Anna Odell: © Jonas Jörneberg

 

Questionner l’ordre social

La réalisatrice a parfaitement saisi que la société assigne des places et des rôles, dont il est difficile de sortir, et qui sont encore plus ardus à mettre en cause. La société énonce des verdicts, des jugements, qui s’emparent de nous, se substituent à notre personne et marquent nos existences à tout jamais. Elle érige des frontières quasi infranchissables et hiérarchise les individus et les groupes. De l’auto-analyse, l’artiste suédoise passe à la critique des hiérarchies sociales et des pouvoirs qui les structurent. Ainsi dans le domaine de la psychiatrie avec son travail controversé en forme finale d’installation pour galeries et musées, Unknown woman 2009– 34970. Ou la structure pyramidale des relations interpersonnelles en milieu scolaire (La Réunion).

La force de la démarche d’Anna Odell tient sans aucun doute au fait qu’elle n’ancre jamais ses analyses au sein d’une perspective unidimensionnelle et binaire. Dans l’espace social, se trouvent de multiples foyers d’assujettissement. Un individu peut être donc assujetti par de multiples normes en raison de son être social, sexué ou sexuel notamment ou sans raison particulière évidente. Aussi, l’artiste suédoise rappelle-t-elle ici le fonctionnement d’une approche critique qui, pour être valide, doit absolument prendre en compte différentes temporalités, différents découpages au sein de l’espace social.  « Et rien ne me rendrait plus heureux que d’avoir réussi à faire que certains de mes lecteurs ou lectrices reconnaissent leurs expériences, leur difficultés, leurs interrogations, leurs souffrances, etc., dans les miennes et qu’ils tirent de cette identification réaliste, qui est tout à fait à l’opposé d’une projection exaltée, des moyens de faire et de vivre un tout petit peu mieux ce qu’ils vivent et ce qu’ils font ». Cette citation de Pierre Bourdieu dans Esquisse pour une auto-analyse, auquel pourra donc convenir à la démarche de la Suédoise dans son film La Réunion comme au sein de l’installation Unknown woman 2009– 34970, mêlant photos, images fixes tirées de vidéos, témoignages, récits, points de vue et commentaires.

 

Réactivation risquée du passé

Les œuvres d’Anna Odell peuvent être considérées comme une forme de discussion sur ce qui est possible dans le domaine de l’art. Un débat, qui est advenu en dehors du monde établi de l’art. Quel regard l’art peut-il porter sur la vie en société ? Pour qui est fait l’art ? Quel genre d’art est-il souhaité, possible, reconnu ou non ? Qu’en est-il de la liberté artistique ? Artistes, médecins, critiques, fonctionnaires, politiciens, philosophes, chroniqueurs de renom ou non, rédacteurs, blogueurs notamment ont put  donner leurs points de vue.

En 2009, l’artiste a mis en scène et rejoué une tentative de suicide qu’elle avait vécue quelques années plus tôt, sur le pont de Liljeholm. Ce, dans le dessein d’explorer les mécanismes de prise en charge et de pouvoirs à l’œuvre derrière les portes bien gardées de l’institution suédoise de soins psychiatriques. Cette mise en scène a révélé non seulement que de nombreuses personnes traversant le pont n’ont pas eu le courage ni la moindre volonté d’intervenir, mais également que l’Hôpital St Göran où Anna Odell a été conduite l’a maltraitée comme patiente et plus tard en tant qu’artiste. Après un article particulièrement furieux, partiel et à charge pour l’artiste publié dans la presse, où le Directeur de la clinique a déclaré qu’Anna Odell ferait mieux de « se faire couper les cheveux et de trouver un vrai travail», l’événement s’est soldé par une amende de 242 euros dont la jeune femme a dû s’acquitter pour « conduite outrageuse ».

Aux yeux de l’artiste âgée aujourd’hui de quarante ans, cette expérience a servi à « interroger la manière dont un « cas psychiatrique » est traité notamment par la police dans sa prise en charge d’une femme malade. Au début, je n’étais pas été certaine d’être en mesure de réaliser cette performance », explique-t-elle. Elle ajoute : « Après avoir contacté une multitude d’hôpitaux en les informant de ce que j’allais faire, ils m’ont presque tous rétorqué que si j’étais maintenant saine, ce n’était en aucun cas une expérience positive que de se plonger à nouveau dans un état maladif. Or si j’avais été malade psychologiquement, il m’aurait été incapable de prendre des décisions pertinentes pour ma vie. Une personne qui a été atteinte dans son mental ne peut s’émanciper complètement de son passé thérapeutique. J’ai aussi contacté deux anciens psychothérapeutes qui m’on suivies autrefois lorsque j’étais malade. L’un d’entre eux m’encouragea à réaliser cette expérience, tant l’univers psychiatrique est puissant, et demande à être investiguer. Mais l’autre, une femme, estima que cette démarche se révélerait éminemment préjudiciable et dommageable pour moi, pouvant ouvrir sur une rechute dans la maladie.  Un autre élément important qui m’amena à reconstituer cette tentative de suicide et crise de démence, fut mes études à l’Ecole d’art de Stockholm. J’ai rencontré une femme postée sur le même pont que celui qui m’était familier dix ans auparavant. La scène fut surréaliste, troublante tant elle se déroulait à l’identique. Il faisait sombre, un homme avait arrêté sa bicyclette afin de marcher avec la femme qui visiblement souhaitait mettre fin à ses jours. Il me confia avoir alors appelé la police ».

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Publié dans cinéma