Ados sous influence

scène

Avignon. Cyber-manipulation et dérives des réseaux sociaux sur le net  sont à  l’enseigne de « Chatroom », la pièce de l’Irlandais Enda Walsh. Qui travaille la pâte de notre quotidien mondialisé et de nos vies surexposées sur la toile, de manière singulière et documentaire, précise et ironique. Un état des lieux dont l’horizon adolescent ressort sans une once de hauteur ou de complaisance.

Entretien avec Sylvie de Braekeleer. Par Bertrand Tappolet.

Virtuel et vertiges
Le pitch de « Chatroom » ? Six adolescents (trois filles et autant de garçons) habitant la même ville (c’est ce qui les relie, selon l’aveu de l’un d’entre eux) se retrouvent sur un site de chat, discutant du suicide. Lentement, imperceptiblement, ils se coulent dans une stratégie de manipulation entretenue par l’ennui et la frustration. « Chatroom » met donc en scène des adolescents, qui, à  l’âge croisant crises identitaires et métamorphoses douloureuses, se jouent des mots et de leur anonymat sur les sites de chat, forum et discussion, ou sur MSN. Pour conforter en toute impunité l’un des leurs dans ses penchants suicidaires. « Ce que la pièce montre très bien c’est que dans le virtuel, l’on transgresse plus rapidement certaines barrières sans s’en rendre compte. Ce sont les adolescents entre eux qui se rendent compte in fine qu’il y a eu dérapage. Aucun adulte ne vient leur dire que des limites ont été ici dépassées », explique la metteure en scène Sylvie de Braekeleer.
scène
« Chatroom » offre une intrigue glaçante de pertinence troublée par une chute marquant un retour au réel, celui de la rencontre in vivo pour garder le goût du corps. « Mes pièces abordent souvent des adolescents obsédés par les mots, et se redéfinissant par ce qu’ils disent, relève Enda Walsh. Dans “Chatroom“, il y a constamment ce leitmotiv posant « C’est moi », proclamant ce que l’on est, à  chaque seconde. J’aime développer ce point de vue d’un public regardant six adolescents de 15 ans assis sur des chaises. Et s’interrogeant face à  une culture qu’ils ne saisissent pas complètement. Je sais qu’il y a beaucoup de moi, de mon enfance, notamment dans cette fascination pour les pingouins, les cowboys. Tous mes personnages sont immergés dans un espace où ils sont mis sous pression et placés dans l’obligation de changer. »

Rôles d’ados
Le casting brasse large les cartes de la figure adolescente. Voici l’analytique prompte à  l’écoute, le skater en « coolitude » à  l’acmé resplendissante de la bof et blog génération, la vamp vacillante infatuée de Britney Spears, l’ado recalée et complexée avec son zozotement d’appareil dentaire. L’étudiant en droit de la bande, qui dévoile sous couvert de cynisme nihiliste une personnalité autoritaire rompue au jeu de masques, au trafic d’influences et d’ingérences dans l’intimité surexposée d’autrui. « … On est des somnambules attendant que les choses se passent plutôt que d’agir pour qu’elles bougent. Ce serait tellement génial d’accomplir quelque chose d’important. D’avoir une véritable cause à  défendre. », s’exalte-t-il. Enfin, Il y a Jim. Une personnalité éthérée, évanescente, point obscur de la pièce, tôt abandonné par son père. Il se persuade de la haine supposée de sa mère et s’en veut à  mort d’avoir incarné une figure d’évangélisateur, Saint Jean, « l’apôtre tendance gay », dans le spectacle paroissial. « Il a une grande capacité à  entrer dans les émotions mais d’une manière très fine, sans pathos. Il y a en lui quelque chose de très touchant, qui fait que l’on a envie de le prendre dans les bras, mais sans pitié non plus, avec sympathie », relève Sylvie de Braekeleer. Il finit pas renouer avec les terres de son enfance portée disparue en se filmant avec un caméscope pour des jeux de cowboy alors que tout appelaient les images de son suicide-manifeste sur You tube. Il parvient ainsi à  transcender son statut initial de victime émissaire d’un happy slapping fruit de mots croisés et de paroles échangées comme autant de lames.
scène
« Je ne voulais pas que les adolescents se sentent singer sur scène, mais qu’ils puissent s’identifier avec les personnages. L’écriture d’Enda Walsh permet beaucoup de choses : ses protagonistes n’existent que par leurs discours, et, partant, ne sont pas du tout typés. J’ai ainsi beaucoup travaillé sur les propositions des comédiennes et comédiens et pris les possibilités qui me semblait à  la fois les plus nuancées, intéressantes et ambigües », relève Sylvie de Braekeleer. Sa direction d’acteurs préserve intacts le mystère et la fébrilité exacerbée d’une adolescence déclinée tant au féminin qu’au masculin, sa fragilité candide qu’accompagne une force d’inertie proprement sidérante. Mais aussi une détermination à  la fois autodestructrice et quasi terroriste de faire la preuve de son malaise et de sa révolte par l’acte. Ici un suicide par procuration auquel poussent deux ados manipulateurs. Aux yeux de l’intello de service, ce geste de mort volontaire, qu’il réserve à  plus faible et malléable que lui, est voulu emblématique d’une Génération X ruant dans les brancards d’un système qui les innerve tout en les réifiant.

La transe (des scènes en apesanteur où les corps se débondent en déhanchés tectoniques sur le «Firestarter » de Prodigy) et le trip idéaliste désabusé (on est là  pour s’entraider, mais surtout taisons nos problèmes respectifs) y côtoient sans transition les discussions virtuelles autour de la profonde débilité du cinéma blockbusturisé et formaté pour jeune public pré-pubère ou ados, de la saga Harry Potter à  « Charlie et la Chocolaterie », opus de Tim Burton. Il n’est pas jusqu’à  l’icône de la pop sucrée qui chantait « I’m not a girl, not yet a woman » d’être accusée par des adolescentes se crêpant le chignon sur le net d’avoir trahi leur âge de tous les possibles en affichant son corps, de manière résolument sexuée, dans des poses érotiquement explicites.
Univers à  la dérive

Dans cet univers instable, chaque geste acquiert une importance vitale. Les acteurs, du premier rôle au plus secondaire, transcendent leur personnage et leur fonction par une gestuelle, tour à  tour décalée ou impliquée, à  la portée parfois dramatique : la vie leur échappe. A ce jour, nul au théâtre n’a posé les communautés virtuelles et l’adolescence avec autant de justesse qu’Enda Walsh. Le chat se révèle à  la fois espace de vie et de communications intermittentes, de solitude, de refoulement et de défoulement, cocon d’une indécidable liberté et tombeau de toutes les frustrations (les complexes abondent). La scénographie peut le suggérer : l’agora cybernétique est un espace tout à  la fois intra-utérin et cosmique (les écrans partagés projetés sur le cyclo en fond de scène), qui recouvre le champ des émotions adolescentes jusque dans ses plus délicates nuances.

Bertrand Tappolet

« Chatroom »
Festival off d’Avignon
Théâtre des Doms. Jusqu’au 28 juillet 2009.
Rés. : www.lesdoms.be et 00334 90 14 07 99.

Tagués avec : ,
Publié dans théâtre