Le dernier souffle est insaisissable

Chaque jeudi, pendant deux ans, un double face à face avec la mort a réuni le photographe Steeve Iuncker et Xavier, un malade du sida qui se savait condamné. L’artiste a capté le regard de son modèle jusqu’à la fin de sa vie, une fois par semaine, le jeudi à 15h, durant deux ans, en même temps qu’il se faisait photographier par lui. Les deux ont ensuite choisi les photos montrées à la Maison Tavel à Genève dans une exposition fruit de deux regards. Dans cette mise en scène du dialogue entre deux personnes confrontées à la mort, un personnage se trouve en troisième position, c’est le spectateur, et il n’est pas innocent.

Steeve Iuncker a voulu « saisir l’indicible dans les yeux de Xavier en se concentrant presque exclusivement sur son visage. Pour savoir si l’approche de la mort rend le regard plus juste, plus fort. Le regard de Xavier a surtout varié au gré de ses humeurs, précise Steeve Iuncker. Il n’était en fait pas plus misérable, démissionnaire, plus profond ou plus lucide en se rapprochant de la mort. » Les 95 planches-contact exposées dans la crypte de la plus ancienne maison de Genève montrent Xavier dans un long chemin de croix où les stations portent le nom des attaques que porte la maladie qui ronge le corps.

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Saisir l’instant où la vie quitte le corps

Le mystère qui entoure ce moment où la vie quitte le corps a toujours fasciné les artistes comme en témoigne l’exposition de Sophie Calle au Festival d’Avignon en 2012. Il s’agissait là de projeter les images prises par la caméra installée par l’artiste auprès de sa mère qui vivait ses derniers instants afin de saisir l’invisible le « no man’s land entre la vie et la mort, saisir l’impossible, le dernier souffle comme on rêve de voir le rayon vert ». Deux millénaires auparavant, Sénèque rapportait que pour répondre à une commande de la ville d’Athènes, le peintre Parrhasios avait fait l’acquisition d’un vieil esclave pour le torturer à mort et réaliser le portrait de Prométhée au moment de sa mort et de saisir l’expression de son visage au dernier instant :

– « Tout le monde avait pitié mais il n’était pas assez triste pour Parrhasios qui demanda qu’on le fasse souffrir davantage malgré les protestations des gens autour de lui :

– « Il est à moi, je le possède en vertu du droit de la guerre.

– Alors d’un côté Parrhasios prépara ses poudres, ses couleurs et ses liants, de l’autre le bourreau prépara ses feux, ses fouets, ses chevalets.

– Torture-le encore, encore ! Parfait : maintiens-le ainsi : voilà bien le visage de Prométhée déchiré cruellement, de Prométhée mourant !

Le vieillard commença à mourir. D’une voix faible le vieil homme d’Olynthe dit au peintre d’Athènes :

– Parrhasios, je meurs.

– Reste comme cela.

Toute peinture est cet instant. »

Dans Le sexe et l’effroi, Pascal Quignard remarque que le regard lié à la mort qui vient est le regard d’effroi. Ce même instant que Steeve Iuncker voulait capter « Ce n’est pas la souffrance ou la décrépitude du corps qui me faisait fantasmer, mais bien le moment où la vie quitterait cet homme. C’est pour ça que je voulais photographier Xavier jusqu’à la fin. »

Jacques Magnol

 

À JEUDI 15H
Maison Tavel, Genève, 4 avril au 26 août 2012

Voir le site de Steeve Iuncker

L’exposition présente les 95 planches-contact originales, pour certaines légendées et marquées d’un point rouge par Xavier. Un travail au long cours où aucune image n’a été censurée. Un film « art et essai » inédit est également projeté au sein de l’exposition. Fruit de cinq heures de prise de son et d’images réalisées par Steeve Iuncker, il met en scène Xavier dans un montage de scènes courtes et de bribes de conversations. Enfin, l’exposition se propose de susciter un dialogue entre le travail de Steeve Iuncker et celui réalisé par Ferdinand Hodler avec Valentine, sa compagne mourante, en montrant pour la première fois les dessins et carnets du peintre sur une table tactile.

La prochaine exposition de Steve Iuncker aura lieu au Musée d’art moderne et contemporain (Mamco), Genève, à l’automne 2012.

Né à Genève en 1969, Steeve Iuncker est un photographe qui situe son travail du côté de la recherche visuelle. Ses photographies explorent les tabous liés au corps, au sexe, à la mort, à la conception sociale des grandes questions qui agitent la pensée humaine. Il interroge de façon inlassable, radicale, politique au vrai sens du terme, les fonctions de la photographie et de l’image dans le domaine de l’information et du documentaire.
Membre de l’Agence VU’ depuis 2000, il est l’auteur des photographies du livre Levées de corps (Labor et Fides, 2008) et a notamment participé aux ouvrages collectifs Amour et désir (Assouline) ; Faire Faces (Actes Sud) ; Photopoche Agence VU’ (Actes Sud).

À JEUDI, 15 H. Préface de Christian Caujolle. Éditions : Le Bec en l’air. Format : 30 x 37 cm, 204 pages. CHF 65.-

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