À bout de corps

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Valérie Brancq, comédienne.

Dans LB25 (putes), Nelly Arcan et Grisélidis Réal, écrivaines et courtisanes croisent leurs récits avec ceux des anonymes de la prostitution au quotidien et de l’esclavage sexuel, pour approcher le corps prostitué. Littéral et distancié.

LB25 (putes) est de ces petites heures troublantes, dérangeantes qui marquent une vie de regardeuse-eur en compagnie des dits croisés de Grisélidis Réal et Nelly Arcan, assemblés d’après des extraits de leurs écrits, La Passe imaginaire et Putain. Ce, sans que l’on sache, au cœur d’un montage dramaturgique rock et cru, où s’arrête l’autobiographie romancée de l’une et où commence l’autre. La nuit, cette égalité enfin établie entre l’obscurité du dedans et celle du dehors, convient mieux pour découvrir ce spectacle souvent interrompu, comme est révoqué l’état de spectateur passif, atone, l’état d’absence, par cette lumière salle qui, doucement, refait surface par intermittence et l’avancée de la comédienne faisant contempler son origine du monde, puisque le théâtre, un instant peep-show anatomique est aussi ce rapport voyeur.

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Cru et direct

Ce montage est porté à la scène par Olivier Tchang-Tchong avec un mélange déconcertant de crudité (style Mépris godardien mécanique et fatigué « Tu les vois mon cul, mes seins, tu l’aimes ma chatte ») de moralisme libertaire anti asservissement sexuel volontaire conjugal et de considérations éthologiques que l’on jurerait tirées de l’essai Le Nouveau désordre amoureux. En 1977 déjà, Pascal Bruckner et Alain Finkielkraut écrivent ce que Grisélidis Réal n’aurait sans doute pas renié sur la passe : « Prostitution libre cela veut dire de la part de celles qui le demandent : que l’homme paie non seulement pour sa faim sexuelle mais pour tous les fantasmes par lesquels il entend nous réduire, que ses désirs d’écrasement soient pour nous source de bénéfices, que le client ne soit plus l’allié, le protégé du souteneur (du mac privé, de la police, de l’Etat, tous bons proxénètes). Qu’on nous exploite en tant que travailleuses, certes, puisque c’est le destin de tout travail dans notre société, mais plus en tant que femmes. Libre usage de notre corps et libre usage de notre argent. »

Ainsi que le suggère une partie de son titre, « LB25 » claque comme un délit ou un psychotrope, tout en étant le matricule d’une « fille de l’est » suppliciée et retrouvée morte sur le trottoir parisien. L’opus se veut ainsi aussi l’évocation – beaucoup trop discrète – de l’esclavage prostitutionnelle de la majorité de jeunes femmes de l’est, qui des villages balkaniques aux trottoirs et chambres prisons des grandes cités françaises, vivent le calvaire. Achetées notamment par les réseaux mafieux serbes et albanais, violentées et violées par leurs souteneurs, humiliées par les polices d’Europe occidentale. « LB25 », c’est le nom qui avait été gravé en 1999 sur la tombe d’une jeune prostituée anonyme. Son corps avait été vingt fois troué d’une lame, laissé sur un matelas gisant dans une Déchetterie. Maintenant, elle est appelée par son nom : Ginka Trifonova. Elle ne peut plus y répondre, mais elle surgit, avec certaines professionnelles du sexe, de la comédienne Valérie Brancq. Ames insensibles, s’abstenir.

Contrairement à l’immense majorité des adaptations de ces récits, biopic et autofictions signés Grisélidis Réal et Nelly Arcan, sous forme de lecture augmentée par une forme d’atelier de création radiophonique, un chaste jeu de comédienne ou une partition au piano, LB25 (putes), par la grâce fêlée et finement maladroite de son interprète, se met la main au popotin, le souffletant comme beaucoup adore le faire d’une « monture tarifiée », puis joue au « touche minou ». Sans omettre de ressusciter nombre de positions sexuées en mimographie posturale sonore, jouant de l’onanisme et d’une mécanique des fluides plus sobre et naturaliste que dans le théâtre des chairs ouvertes de névrose de la performeuse sacrificielle, qui tourne parfois en rond, Angelica Liddel (La Casa della Fuerza, Todo el cielo sobre la tierra). Un théâtre de la chair tourmentée, mais aussi apprivoisée et moins baroque, obsessionnel, mais tout aussi dérangeant. En témoigne la comédienne qui plisse son petit ventre devenant tour à tour bouche, œil ou fente sous la pression de ses mains. Le tableau peut amuser comme un numéro de cabaret new burlesque, s’il ne ramenait à cet arpentage presque enfantin du corps que l’on découvre comme un paysage expressif dans cette pièce chorégraphique fondatrice d’un nouveau rapport au corps biologique en train de performer, Jérôme Bel (1995) par le chorégraphe éponyme et sa mise en scène du nu, de la trivialité des corps qui se palpent et où l’on urine sur la scène.

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Lignes intérieures et mécanique de femmes

Dans ses liaisons épistolaires, Grisélidis Réal s’est dévoilée durant dix années au gré d’une correspondance intime soutenue avec le journaliste Jean-Luc Hennig. Et c’est un amour du travail pénible et « sisyphien », qui palpite détour de cette missive envoyée de Genève au soir du dimanche 2 février 1986, où elle affirme : « La vraie Prostitution se fait en silence la plupart du temps, toute en nuances, en efforts surhumains, c’est un travail d’orfèvre, minutieux, héroïque. Il faut savoir faire jouir tout en se protégeant de l’usure et de la douleur… »

A l’en croire, elle est ouverte à toutes classes sociales, religions et races, concevant son exercice au sens de Beruf, dans la double acception chère à la Réforme luthérienne de vocation et profession, comme d’autres parlent de foi ou de mission. Dans sa préface à La Passe imaginaire, Jean-Luc Hennig souligne que « Girisélidis mélange ainsi avec incongruité et un pragmatisme tout helvétique (c’est-à-dire une sentiment de l’honnête volupté rétribuée en petits billets bleus qu’on cache sous le tapis), le destin d’une prostituée du Cirque (comme Théodora) et d’une Suissesse évangélisatrice en Afrique noire, qui par on ne sait quelle bizarrerie du destin aurait échoué aux Pâquis, au milieu des bagarres nocturnes, des julots alcooliques et des filles à la dérive. » Aux yeux de Hennig, la Prostitution (toujours avec une majuscule) pour Réal est «avant tout une distribution du bonheur, un soulagement des misères humaines, une espèce d’angélicat qui lui ferait effeuiller avec bonté les anomalies et les petites perversions cachées des hommes. »

Escorte employée par une agence, Nelly Arcan apparaît travaillée par la folie, la mort annoncée, détournée, interrogée, la confrontation avec une image brouillée de son corps, ainsi qu’une désespérance et une lucidité sans fond qui n’exclut nulle (auto) ironie. Lorsque, comme elle, « on interpelle la vie du côté de la mort », l’écriture ne manque pas de rejoindre jusque dans nombre de ses fulgurances, la dramaturge britannique Sarah Kane, sa sœur lointaine, qui se pend avec ses lacets à 28 ans. Nelly Arcan préfère stylistiquement la virgule qui est souffle au point, cette petite mort et retombée des sens. Mais amoureuse animée d’un romantisme noir sur fond de théâtre de corps pénétrés et embouchés jusqu’au burn-out, la Canadienne délie une introspection qui, sous les couleurs d’autof(r)iction, révèle une très grande écrivaine. A l’image de Louis Calaferte (Septentrion, La Mécanique des femmes), elle aurait pu dire : « Mon travail littéraire n’est qu’un journal déguisé ». Ses récits sont menés par une subjectivité qui ne craint ni l’excès ni le délire. De là, des textes où la mise en lumière de lâchetés et contradictions humaines surgit crûment ou implicitement des éclats du style. De là, une œuvre à la fois classique (Stendhal) et baroque (Céline), où l’histoire fait place à une succession de séquences narratives dévidées comme un halètement sensoriel au souffle court. Et dans lesquelles se superposent, comme au cœur d’un mash-up littéraire, récits hyperréalistes, fantasmagories, situations érotiques et réflexions philosophiques.

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Il y a aussi des textes de liaison dus au metteur en scène et dramaturge Olivier Tchang-Tchong. Déraisonnable, LB25 (putes) semble souhaiter embrasser un sujet a priori impossible, une vue en coupe, à la fois documentaire, autofictionnelle, verbale et physique sur les différents visages, états de corps et d’âme de la prostitution. Mais imagée dans le style polaroïd de visages abîmés, tuméfiés, inspirés de la photographie intime et plasticienne de l’Américaine Nan Goldin et sa série de plus de 900 clichés oscillant entre romantisme, fête, addictions, prostitution transgenre avec le mal être en partage, constituant La Ballade de la dépendance sexuelle (dont le titre s’inspire de la chanson de Brecht tirée de L’Opéra de quat’sous) lui assurant la célébrité. Ainsi la comédienne accédant à la salle fait-elle sagement compulser au public des photos, où posent en réalité des comédiennes et le metteur en scène lui-même, sous les traits de prostitué(e)s. La comédienne les commentent de lapidaires et souvent désespérés biopics sur les corps à vendre au féminin, au masculin (la prostitution masculine avec l’émergence de salons d’escorts mâles mériterait à elle seule un spectacle entier), décédés du sida ou délités par la came rejoignant la forme d’une sorte d’identification au cœur d’une investigation policière, voire d’obituaires. Dans la voix de Valérie Brancq, lente et détachant les mots, cela donne entre les silences la composition d’une sorte de mémorial : « Marilyn. 23 ans. Prostituée depuis quatre ans. Séropositive depuis quatre ans », entend-on.

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Mettre son corps en croix

A l’orée de la pièce, Valérie Brancq attend nonchalamment appuyée à un mur de scène, jeans délavé et marcel d’entrainement en coton peluche gris souris, petite bouteille d’eau à la main, façon Hillary Swank dans Million Dollar Baby signé Clint Eastwood. « Bon, ben, je vais faire la pute. Tu peux éteindre et mettre la musique », lâche-t-elle avant que les guitares empesées et distordues de I Wanna Be Your Dog (« Je veux être ton chien ou ta chienne ») des Stooges ne déchirent l’air de leur transe rageuse et hypnotique. Au micro monté en pied, l’actrice témoigne être « la femme qui sourit tout le temps ». Cette scarification hugolienne (L’Homme qui rit), elle se l’impose, condition de la passe réelle d’une « travailleuse du sexe », comme d’autres travaillent la mer par tous les temps. Sourire en forme de monnaie d’échange sur le bitume, en appartement, hôtel, chat avec live cams sur le net ou salon de « filles » et d’escortes. « J’ai le visage déformé par cette métaphore somme toute abusive du bonheur sur la gueule », enchaîne-t-elle. Pour conclure cette ouverture sur le pitch christique ouvrant sur « la sensation à la fin de la journée d’avoir accompli une tache, une noble tache. Amen. » Son ring à elle, c’est le corps monté sur podium improvisé en tabouret, simulant l’orgasme qui vient position de louve romaine, réceptacle à fantasmes, semences et sexes tour à tour émollients et turgescents.

Contemplez la comédienne Valérie Brancq écarter les bras en signe de crucifixion féminine. Sa tête retombe, grotesque, sur l’épaule du dernier souffle au Golgotha. Et saisir que l’écriture de soi qui délie la sainteté en désir de purification ou de « souillure » jusque dans les orgies ou gang bangs les plus mécaniques ou le sacrifice confinant au martyrologue pour « les pêchés du monde » est alors ce que lie, non sans distance et humour, les univers croisés, de deux femmes. Grisélidis Réal, « péripatéticienne et écrivain », comme elle souhaitait voir ses professions figurer sur son passeport. Nelly Arcan, auteure et « escorte temporaire », qui étudia la littérature à la montréalaise Université du Québec, livrant de son vif, six écrits fulgurants avant de suicider à 34 ans. Elle ne manquait pas d’une auto-ironie noire pressée à froid, comme l’atteste sa chronique Se tuer peut nuire à la santé, publiée dans un recueil post mortem, Burqua de chair. Sans doute l’une des voix les plus singulières et inspirées des lettres canadiennes de la première décade de ce siècle, dont l’autofiction, Putain, lui valut d’être nominée aux Prix Médicis et Femina. Point n’est alors besoin de revoir La Dernière Tentation du Christ pour supposer que Marie-Madelaine fut hétaïre. Ou rappeler que le Caravage, comme tant d’autres au fil de l’histoire de la peinture religieuse, faisait poser des prostituées pour ses tableaux de la Vierge.

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Voir autrement

Montée en scène, comme d’autres en chair, Valérie Brancq a le chic pour faire entendre ce que l’on entend pas toujours et faire voir autrement ce que l’on était venu voir, comme c’était à espérer et à prévoir au cœur lourd d’une pièce sous-titrée entre parenthèses désenchantées : « putes ». Qu’elle rampe à terre comme la chienne décrite plus haut dans ce seul en scène au détour de la scie en transe des Stooges chantée par Iggy Pop puis reprise pour une version électro-pop, I Wanna Be Your Dog. Mais aussi la catin à laquelle on demande de faire, dénudée, la « chienne », que l’on humilie et frappe, à moins que ce ne soit l’inverse, le client étant demandeur de ces pratiques sadomasochistes dûment tarifiés et codifiées. Cette « chosification » de l’être au cœur de l’acte prostitutionnel a été parfaitement saisie par Nelly Arcan lorsqu’elle écrit : « Et ce n’est pas ma vie qui m’anime, c’est celle des autres, toujours, chaque fois que mon corps se met en mouvement, un autre l’a ordonné, l’a secoué, un autre a exigé de moi de prendre le pli, agenouillé en petit chien ou béant sur le dos, mon corps réduit à un lieu de résonance, et els sons qui sortent de ma bouche ne sont pas les miens, je le sais car ils répondent à une attente, au souhait de ma voix qui bande, de ma fente rendue audible pour que des queues s’abîment, pour qu’elles se perdent dans mes gémissements de chienne lâché exprès dans le creux d’une oreille… » C’est cette vision d’un corps à la fois instrumentalisé, « marionnettisé » et démiurge que s’efforce de décliner LB 25 (putes) de manière aussi littérale que théâtralisée.

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Plutôt que de renvoyer à la vision d’un film documentaire sur la prostitution comme en note infrapaginale – Les Travailleu(r)ses du sexe de Jean-Michel Carré, affirmant à rebours de nombre d’idées reçues que la passe est le seul rapport sexuel libre entre deux êtres parce qu’il y a contrat –, LB25 (putes) aurait sans doute gagné à s’enrichir de paroles d’anonymes « travailleuses du sexe ». Ainsi celles recueillies en 2012 par Mot de passe, la publication d’Aspasie, association de solidarité créée par des personnes prostituées, dont Grisélidis Réal, « et leurs alliés » : « Je suis Francesca, je suis italienne, et je fais ce métier, parce que la vie ne m’a pas donné d’autre choix. J’aurais pu épouser un homme pour son argent, mais dans mon cas, je suis sincère, je ne fais pas croire à mes clients que je suis amoureuse, ils viennent et paient. Je voudrais que les gens me respectent, respectent mes choix, et comprennent qui je suis avant de me juger. J’exerce ce travail avec mon corps, les clients touchent ma peau, ils entrent dans ma sphère intime, mais tous ne sont pas respectueux. Mon premier devoir est de donner des règles, et les faire respecter par le client. Faire la prostituée ne signifie pas être une prostituée.»

Bertrand Tappolet

LB25 (putes). Théâtre du Bourg-Neuf. 5 bis, rue du Bourg-neuf. Avignon. Jusqu’au 31 juillet à minuit. Rens : 0033 4 90 85 17 90. Et en tournée en France. Rens : www.lb25-theatre.com

– Lire également :

Putain de mots et de corps : Entretien avec Valérie Brancq, comédienne.

– Pour aller plus loin : Grisélidis, La Passe imaginaire, Editions Verticales, 2006 ; Nelly Arcan, Putain, Points Seuil, 2001 ; Jlena Bjelica, Prostitution : l’esclavage des filles de l’Est, Paris-Méditerranée et Amis de la Méditerrané, 2005 ; Lydia Cacho, Trafics de femmes. Enquête sur l’esclavage sexuel dans le monde, Nouveau Monde, 2010 ; Yves Chapenal (dir.), Exploitation sexuelle : prostitution et crime organisé, Economica, 2012 ; Elizabeth Coquart et Philippe Huet, Le Livre noir de la prostitution, Albin Michel, 2000 ; Richard Poulin, La Mondialisation des industries du sexe, Imago, 2011 ; Martine Fokkens, Les Demoiselles d’Amsterdam : jumelles et prostituées, Fleuve noir, 2013. Documentaires : Jean-Michel Carré, Les Travailleu(r)ses du sexe, France, 2009 ; Rosa Von Praunheim, Rent Boys, Allemagne, 2011 ; D. Fonjallaz, S. Jäggi, L. Mataré, Frau Mercedes, Suisse, 2007 ; Sylvie Cachin, Claudette, Suisse, 2009 ; Jean-Michel Carré, Sexe, amour et handicap, France, 2011. ; Guillaume Dumant, Le Nouveau visage de la cyber-prostitution, in : Envoyé Spécial, France 2, 23 mai 2013.

Pour tout renseignement sur la prostitution : Aspasie, 36 rue de Monthoux .1201 Genève. 022 732 68 28. Site : www.aspasie.ch. Contact : aspasie@aspasie.ch

 

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