“En attendant Beckett”. De la berceuse au tombeau

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Portés à  la scène par Isabelle Chladek, “Berceuse” et “Cette fois” (deux « dramaticules » de Samuel Beckett) dévoilent la petite répercussion individuelle de l’universelle faillite. Un lieu imprécis, une époque incertaine, mais surtout un langage qui exprime le vide, l’incohérence. Et représente ainsi la vie dans ce qu’elle peut avoir d’absurde. Mais aussi d’attachant, au cà“ur de ses parcours géométriques énoncées dans “Berceuse” (en haut, en bas, à  l’affut, vers la fenêtre, de ci, de là). Des jeux de regards coulissants et des perspectives que la scénographie ainsi que la partition lumière prolongent avec bonheur. On y met en scène l’humaine ou inhumaine condition dans un climat plus apaisé que sombre, plus amniotique que sépulcral. L’apparent immobilisme des comédiens place la parole en avant-plan, mais elle reste pourtant dénudée, tant elle parait incisive, et douloureuse résignée et amère.

Va et vient
« Je suis un berceau / Qu’une main balance /Au fond d’un caveau / Silence Silence », écrit Paul Verlaine dans “Un grand sommeil noir”. Se détachant de l’obscurité fuligineuse pour mieux y retourner, “Berceuse”  (1982) voit une vieille dame (Isabelle Chladek) se balancer dans un rocking-chair ou plus précisément une berceuse comme dans “Murphy“. Sa propre voit préenregistrée tourne en boucle un texte qui se modifie comme dans la technique de la chorégraphe américaine Trisha Brown en danse dite « Accumulation with Talking ». Soit ici un une racine de récit s’enrichit en arborescence tant de variations que d’adjonctions. Qui font arpenter à  nouveau le dit depuis son origine. A plusieurs occurrences, la comédienne prononce in vivo « encore » scandant une autre circonvolution du parcours. L’ensemble est poétique, la voix se fait le témoin, la servante de la solitude profonde et sa représentation. Dans l’isolement, les pensées se répètent comme prises dans un ruban de Moebius. La femme attend la mort dans la vaine espérance d’une présence, dans une attente qui exhausse l’être et l’effondre dans un même mouvement. Une âme errante quête l’âme soeur en déambulation dans un purgatoire sans fin. « L’homme parle seulement pour autant qu’il répond au langage en écoutant ce qu’il lui dit », suggère Heidegger.
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Par intermittence la partition lumière se resserre sur le seul visage de la comédienne, comme une tête d’épingle qui pique l’âme, l’habite dans la vacance avouée d’une personne introuvable, ce qu’il faut écouter pour s’entendre. « Issu de l’impossible voix l’infaisable être », posait Beckett dans Textes pour rien. Dans l’immense embrasure de la White Box, en fond de plateau, on saisi pleinement que le mouvement pendulaire diversement décliné – berceuse, aller et retour en marchant, piétinements, reptations et autres « vagabondages immobiles ». Mais où toujours le corps du personnage, quasi ramené à  l’état de gisant, fait balancier entre le moi et le monde. Un moi en éclats qui ne parvient plus à  se rassembler ; un monde désertifié qui s’évanouit dans ses propres limbes. Le va-et-vient beckettien, ou le moi réifié de l’éternel retour. « Elle s’éteindra aussi, mais en même temps que le mouvement de la berceuse se meurt, et que le personnage meurt », pose Gilles Deleuze. Cette figure d’actante deviendra pleinement écoutante dans le second « dramaticule », “Cette fois“. Alors que celle du comédien et diseur qu’est Gérard Guillaumat, d’auditeur immobile, deviendra actant en stations successives accompagné de sa voix off préenregistrée.

Voix et minimalisme

Cette Fois” (1978) cisèle une litanie qui peut évoque les Parques, occupées à  creuser de leur présence obsessionnelle la tombe de Souvenant. Le Souvenant, ce sont des éclats d’une seule et même voix, celle de ce personnage, divisée en trois, A B C. Selon les indications beckettiennes, elle lui parvient enregistrée, des deux côtés et du haut respectivement. Ce que la mise en espace sonore relaye ici parfaitement. La voix est celle de Gérard Guillaumat. Une voix de seuil plus que de deuil, tant elle ne semble pas encore de plain pied dans la mort mais comme ayant déjà  quitté la vie. On y distingue les bribes d’une histoire d’amour depuis longtemps révolue.

On y retrouve une théâtralité extrême, sans l’apparat de la théâtralisation, de l’écriture de Blanchot. Qui se concentre sur quelques événements, infimes et détonants, sur la manière dont ils retentissent dans les corps et les consciences, sur le défi qu’ils lancent à  la narration d’encore pouvoir, savoir et vouloir les raconter. « L’histoire de B porte sur le jeune homme, l’histoire de C est celle du vieillard, l’histoire de A celle de l’homme d’âge mûr », explique Beckett sur ce récit riche en réminiscences autobiographiques.

On a rapprochée ce texte de “La dernière bande” ou de “Pas moi” dans la conscience que l’auteur était parvenu « à  l’extrême limite de ce qui est possible au théâtre », comme il le dit lui-même. Beckett avait imaginé un visage d’homme, blême, auréolé de cheveux blancs. Ce que Guillaumat est, jusque dans son apparence de masque mortuaire. La partition lumière, elle, en optant, un temps, tour à  tour pour un bleu et un rose vibratiles, pulsionnelles posés en aplats sur des parois, rejoint les correspondances souterraines que l’on peut exhumer entre le travail de Beckett et un certain minimalisme dans l’histoire de l’art. Que l’on songe notamment aux installations lumineuses de l’Américain James Turrell. On se trouve pris dans une atmosphère méditative, à  l’instar de celle que suscite par d’autres moyens Rothko. « Je souris encore ce n’est plus la peine depuis longtemps ce n’est plus la peine la langue ressort va dans la boue je reste comme ça plus soif la langue rentre la bouche se referme elle doit faire une ligne droite à  présent c’est fait j’ai fait l’image », écrit Beckett dans “L’Image”. Le dramaturge note ailleurs : « A l’objection que la composante visuelle est trop petite, hors de proportion avec l’auditive, réponse : la réduire encore en vertu du principe que qui peut le moins peut le plus. »

Qu’il soit ou non politesse du désespoir, un humour volontiers sarcastique borde ce diptyque. Et une entreprise littéraire qui, selon Adorno, s’impose comme l’une des plus significatives des lendemains de la catastrophe mondiale de la Seconde Guerre mondiale, de l’après-Hiroshima comme de l’après-Holocauste. Pour “Cette fois“, La présence mutique, mais oh combien parlante au plan du corps (assis sur un haut tabouret, marchant lentement vers le public appuyé sur une canne dans la demi-pénombre ou scrutant le lointain en front de scène) de Gérard Guillaumat, l’un des derniers rescapés vivants du camp Nuit et Brouillard de Buchenwald prend ici tout son sens. C’est ainsi que Beckett, ayant ligaturé les extrêmes de la vie, naissance et mort, nous invite à  faire le tour de ce que nous pouvons, à  notre convenance, appeler notre condition ou notre aliénation.

Bertrand Tappolet

Jusqu’au 17 avril 2010 au Théâtre du Grütli, Genève. White Box

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