Gabriel Alvarez questionne le mode de définition de la politique culturelle genevoise

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Le milieu du théâtre se tient soigneusement coi afin de garder d’éventuelles chances de collaboration avec le prochain directeur de la Comédie, une telle apathie augure mal du vaste soutien nécessaire au succès du projet de la nouvelle Comédie qui reste très loin d’être gagné. Gabriel Alvarez, responsable du Théâtre du Galpon, qui s’inquiète de cette situation néfaste pour la scène culturelle, a choisi d’intervenir en nous communiquant ce texte.

Gabriel Alvarez. 7 avril 2010.

Les marques, les stars et la culture
Nous vivons dans une société où le culte de la personnalité et du vedettariat, le star-system, prennent le dessus sur la substance de choses. Ce qui compte dans l’esprit du temps, ce n’est pas ce que les choses sont mais ce que les gens pensent qu’elles sont.
Actuellement il y a un débat dans le milieu culturel genevois sur le profil que devrait avoir la direction de la Comédie, et tout de suite (on comprendra après pourquoi) vient l’idée qu’il doit s’agir d’une « pointure » ou d’une « star ».
Le débat posé ainsi occulte ce dont Genève et la Comédie ont besoin : un projet artistique cohérent, qui aide à  penser comment la Nouvelle Comédie sera et comment elle va interagir avec l’environnement culturel et théâtral genevois.
Nous pouvons regarder du côté de Lausanne et du Ballet Béjart et nous questionner à  propos de son apport au développement de la danse à  Lausanne. Oui bien sûr, Béjart était une image de marque pour Lausanne. Mais avons-nous besoin à  Genève d’une « marque »  pour définir notre projet artistique et théâtral des prochaines années ?
Nous avons besoin de l’élaboration d’un cahier de charges très performant et de quelqu’un qui puisse faire disparaître « son ego » pour se mettre au service d’un tel projet, qui doit être à  mon avis collectif.

Il y a actuellement dans l’air deux affirmations qui se frayent un chemin dans le milieu genevois et doucement elles s’imposent comme des vérités, comme évidences d’une très grande banalité :
1-Il y a trop de théâtres à  Genève et même une très grande offre culturelle dans la république.
2-Genève pour rayonner au niveau européen à  besoin des Stars.

Tous ceux qui claironnent sans répit : plus de qualité et moins de quantité devraient prendre conscience que la qualité des créations artistiques n’est déterminée ni par les lois du marchée, ni par les lois dictées par trois ou quatre esprits « illuminés », ce qu’on appelle les experts, qui peuvent avec leur goût tout personnel  déterminer un label de qualité.
Non, le problème de la qualité, il faut aller le chercher en amont. Il faut questionner par exemple la formation de nos jeunes artistes. Et  il y aurait pas mal de choses à  dire sur ce sujet ! Il ne faudrait pas oublier quand on parle de politique culturelle qu’il faut intégrer dans l’analyse non seulement ce que fait l’artiste mais aussi ce qui fait l’artiste.

Essayons alors de voir de plus près dans quel cadre et dans quelle croyance idéologique baignent ces deux affirmations.
Quand on débat sur l’état de la création à  Genève les sociologues, ou de moins ceux qui ont plongé leur regard sur sa situation nous disent qu’il ne faut pas parler création mais culture (sic !). Le problème est qu’ils oublient de nous définir de quelle culture ils parlent.

La Culture comme marché

Les gens des arts du spectacle se retrouvent prisonniers d’une tenaille constituée par la culture du marché et du divertissement. Cette tenaille détermine à  court et long temps, de manière directe ou indirecte, la politique culturelle et la manière dont les responsables administratifs de la création  (directeurs de salles, programmateurs et autres) perçoivent les besoins et les urgences de la création.

Si l’activité créative d’une ville est regardée seulement à  travers le prisme de la culture du marché, régie par la logique de la rationalité capitaliste et de l’utilitarisme nous pourrions alors fermer tous les théâtres et nous contenter avec le Grand Théâtre. Mais est-il rentable !
Définir les besoins et les urgences de la création à  Genève selon les termes de l’offre et  la demande, c’est d’un trait supprimer une réalité, qui est précaire etÂ’  instable mais qui fait l’originalité et la particularité genevoises. Car Genève n’offre pas une pléthore de propositions parce qu’une quelconque loi du marché l’a voulu.
Cette pléthore est le résultat d’une lutte historique des milieux culturels genevois afin de se donner les conditions et les outils nécessaires pour s’exprimer. Le Grütli, Saint Gervais, le Loup, même le théâtre du Carouge, l’Usine et plus récemment la Parfumerie,  Mottatom ou le Galpon sont tous des lieux qui sont nés de cette lutte. Ces lieux répondent à  des besoins et à  des urgences culturelles et créatives des habitants de la ville. Je pourrais aussi citer d’autres lieux consacrés à  la musique ou aux performances et installations.
Quelqu’un pourrait affirmer que ça fait partie de la l’histoire. Et  bien oui, les temps et les conditions ont changés, mais cette particularité genevoise est là  vivante et peut-être, et je dis peut-être, elle est encore prête à  se battre.

Par les temps qui courrent, il y a un certain discours politique et même culturel qui nous répètent la rengaine du « trop » et du besoin de « rationalité », c’est tout simplement que la culture du marché est toujours d’une manière ou d’une autre aux aguets afin de redéfinir l’activité créative pour se l’approprier. Comment ? En nouant une  relation entre  valeur économique et valeur esthétique.
L’objectif  de cette logique, ou mieux de ce système, est de créer des contraintes afin que les objets de la création deviennent avant tout des marchandises à  vendre. Dans le cas où la création n’est pas  vendue elle est considérée comme inutile, en excédent, prête pour aller grossir les déchets de notre société et dans un futur non lointain disparaître de la circulation !!!!
Cette manière d’agir et de voir détermine donc la valeur esthétique et même sociale de la création artistique. Elle définit ainsi les règles d’une compétition qui a comme seul but la recherche de la consécration artistique pour et par le marché.

Quand on entend dire que le projet de la Nouvelle Comédie à  besoin d’une personnalité, c’est que dans cette logique du marché la « personnalité » est celui ou celle qui va donner une valeur marchande à  la chose, à  la Nouvelle Comédie. En oubliant qu’un théâtre avant de devenir une valeur marchande est un outil, un lieu où se génère du lien social, où s’épanouissent, s’enrichissent et se développent les facultés créatives des personnes, tant les artistes que le public.
Serait-il donc souhaitable et de bon sens, comme  c’était le cas pour la conception du projet architectural de la Nouvelle Comédie, de concevoir un projet artistique avec une envergure socioculturelle qui prenne en compte toutes les données en jeu depuis l’artistique jusqu’aux sources de financement pour son fonctionnement. Ce projet  doit être réalisé à  plusieurs mains, par plusieurs sensibilités et axé sur les arts du spectacle et non seulement sur le théâtre.
Il faut trouver des moyens de communication directs, sans intermédiaires ni représentants, afin d’entrer en discussion avec les pouvoirs politiques pour déterminer, dénombrer les besoins des acteurs culturels. Car je pense qu’une politique culturelle se définit, comme ce fut le cas à  Genève ces dernières années, en écoutant les besoins de ses créateurs, en suivant les actions et les propositions provenant des associations et des milieux créatifs.
Nous ne pouvons pas nous laisser imposer une conception de la culture et pire encore une gestion de la culture qui soit déterminée par le cadre d’une économie de star-system,  c’est-à -dire la course pour acquérir cette soi-disant ressource rare, mais essentielle à  l’économie du marché, qu’est la notoriété.
L’artiste doit être au centre d’une chaîne de coopération, de coordination, de recherche des risques, il doit être un catalyseur dans la création du lien social. Il doit être l’expression d’un « monde » qui la plupart du temps est en rupture avec la logique du gain et du profit.
Ce parti pris conduit à  une démarche essentiellement empirique qui demande (une utopie ?!) que les acteurs culturels s’engagent avec les pouvoirs publics afin de tracer des frontières ou inventer des règles qui feront évoluer leurs pratiques artistiques.

Genève les banques , les montres et…la CULTURE

Genève a une particularité et une singularité propres et il ne faut pas faire comme Paris, Berlin ou Barcelone pour la faire exister. Par contre, il serait souhaitable de faire un effort pour clarifier, définir, déterminer cette spécificité du “culturel”, du créatif  à  Genève. Faire un effort et un travail pour éclaircir du point de vue politique, économique, sociologique, même géographique et historique de quoi elle est faite cette singularité, comme la renforcer.
Ce travail ne doit pas être conditionné ou réglé par l’offre et la demande ou par des jugements moraux et de goût. La sociologie, Bourdieu en tête nous a montré que l’universalité et le caractère désintéressés des jugements de goût esthétique c’est une illusion et même un mécanisme de domination afin de nous imposer un certain type de consommation culturelle.

Vis-à -vis de la course effrénée (pour comprendre regardons du côté de l’art contemporain) d’une économie de la séduction où les « modes » dictent vers où il faut aller, ce qu’il faut produire ou regarder, il faut résister !
Dans cette course disparaissent les filiations, les héritages, pas une trace de la transmission et au bout du compte, oh combien d’impostures nous retrouvons !
Bien sûr cette réalité existe, elle est une évidence.
Mais n’oublions pas qu’il y a aussi une autre réalité culturelle à  Genève qui résiste. Une culture où les notions de “carrière” ou de “marché” ne font véritablement sens. Il  y a des artistes encore  (et l’on pourrait se demander pendant combien du temps) dont l’activité se veut création, c’est-à -dire, satisfaction d’une aspiration personnelle, plutôt que d’être un moyen d’acquérir statut ou gratifications sociales…
Gabriel Alvarez

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