Le fossé se creuse entre culture d’élite et culture populaire

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Charlie Hebdo, (détail). Kamagurka. 7 août 2013.

Lecture. Pop or Populus.
En une seule image, Kamagurka, l’auteur de bande dessinée, a résumé dans Charlie Hebdo le fossé entre culture d’élite et culture populaire de masse. Une fracture qui s’agrandit sous la pression du Pop omniprésent.

Bettina Funcke analyse ce phénomène dans Pop or Populus où elle développe une théorie de l’art contemporain autour de la dialectique entre une haute culture (high) véhiculée par l’histoire de l’art et une culture populaire de masse (low) dans laquelle s’inscrit l’art aujourd’hui, à partir d’un cadre conceptuel convoquant Friedrich Nietzsche, Jacques Rancière, Theodor W. Adorno, Clement Greenberg, Benjamin Buchloh ou Boris Groys.

« Au-delà du probable potentiel émancipateur de la transformation du regardeur et du spectateur en animaux politiques post-Aristotéliciens, l’avant-garde historique a toujours éprouvé une profonde aversion à satisfaire le goût de son public contemporain ou à rechercher son approbation. Les artistes se sont intéressés à des stratégies basées autant sur la provocation que le choc du nouveau pour assurer leur succès. Résultant de l’incertitude fondamentale à simplement imaginer ce public plus large que Kierkegaard appelait une « monstrueuse non-entité », le dédain des artistes modernes pour le goût du public trouve son origine dans la supposition que son goût n’a que peu d’importance : sa justesse est, historiquement parlant, extrêmement limitée, elle ne s’étend pas au-delà d’une à deux générations, bien que les raisons changent peu avec le temps. Dans la mesure où les artistes travaillent dans des domaines d’intérêt spécialisés irrationnels, intellectuels, obscurs, ils ne favorisent pas l’assimilation facile de leur travail, et vite oublié. De telles stratégies produisent une impression progressive et frustrante d’infériorité. C’est là que se produit un schisme identique à celui que nous rencontrons dans le terme polarisé Populus qui signale une relation complexe et contradictoire entre deux extrêmes, montrant ainsi le sujet politique constitutif aussi bien que l’exclu. Populus représente le balancement entre les projets d’inclusion et d’exclusion, comparable à ces pratiques artistiques dirigées aussi bien vers le public que contre lui.

Une réponse à la frustration d’un large public qui se sent exclu de la haute culture vient de ce rire moqueur chargé de ressentiment qui s’affiche dans les médias où l’on ne manque pas de se moquer de l’art et des intellectuels. Les clichés utilisés pour représenter les artistes et les intellectuels servent dans la culture de masse à s’en moquer, ils sont un parfait exemple de la relation dialectique entre le haut et le bas, les inventions mutuelles de la « masse » par la culture d’élite et vice-versa. La fiction d’un artiste ténébreux qui sert de modèle à la culture populaire de masse est la contrepartie de la construction par la culture d’élite de l’image d’une masse faible, malléable et inquiétante. Ces stéréotypes ont leurs racines dans le ressentiment envers les artistes qui bénéficieraient d’une (imméritée) liberté utopique inaccessible aux gens ordinaires. Les artistes sont souvent vus comme paresseux, occupés à rien d’autre qu’à boire et se droguer, participant à des orgies la nuit et et dormant le jour, et sans considération pour la morale – à la limite d’un état permanent entre la folie et la dépression. Pour justifier leur attitude, ils appellent cela un mode de vie – ou simplement de l’art. L’histoire de l’art est riche d’exemples qui nourrissent ces préjugés : les orgies de l’artiste allemand Jorg Immendorf étaient de notoriété publique ; Vincent Van Gogh s’est tranché l’oreille (et un siècle plus tard, Martin Kippenberger regrettait de ne pouvoir se couper une oreille par jour) ; Diogène, le philosophe cynique, se masturbait sur la place publique, tout comme Vito Acconci le fit sous un escalier dans la galerie Sonnabend ; Maurizio Cattelan s’est conduit comme s’il était un chien ; et Chris Burden s’est fait tirer une balle dans le bras.

On ne peut cependant affirmer que la culture populaire de masse se méfie de la haute culture, car en même temps elle aspire aussi à quelque chose de plus haut. Ce qui est dangereux et à la fois fascinant. Sans un quelconque désir de la part du public d’approcher ces charlatans et ces apprentis sorciers – et même de devenir leurs égaux – l’art contemporain n’aurait jamais obtenu le succès social dont il jouit aujourd’hui. (…) On pourrait affirmer qu’il est impossible « pour les masses » de simplement reconnaître que la « haute » culture est supérieure : pour elles, cela semble sans intérêt et stupide, déroutant et dérangeant, et même dérangé. S’engager dans cette direction ne les élève en aucun cas ; l’ambition de haute culture manifeste l’impossibilité de transcendance.

Chaque partie de cette dialectique, élite comme populaire, soupçonne l’autre de représenter ses insuffisances. La haute culture souffre d’un manque de véritable reconnaissance à cause de sa nature obscure. Jusqu’à un certain point, elle recherche la simplicité, la sécurité et la pureté que les masses sont censées incarner. Dans des moments de désespoir, les artistes prétendent vouloir vivre comme des gens ordinaires, la vie ordinaire des masses. Au début, on veut être différent. Quand être « différent » devient fatigant, on recommence à ressembler à tout le monde. »

Traduction Jacques Magnol.

“Pop or Populus. Art between High and Low”. Bettina Funcke. 2010. Sternberg Press.

Kamagurka est le pseudonyme de Luc Zeebroeck (Nieuport, Flandre-Occidentale, 1956), auteur de bande dessinée, peintre et dessinateur belge flamand.

 

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Publié dans arts, politique culturelle, société