Du chant du corps dans les danses guerrières

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Photos Ursula Kaufman.

Les danses martiales qui hantent Monument 0 : Hanté par la guerre (1913-2013) d’Eszter Salamon à découvrir au Festival Far de Nyon après notamment le dernier Festival d’Avignon, ne sont pas extraites d’un manuel ni transmises par des interprètes pratiquants mais puisées sur internet. Une belle réflexion sur des expressions chorégraphiques souvent passées sous silence et leurs liens polysémiques avec des rapports de domination.

Des danseurs aux masques peints sur le visage, de la féline au mortuaire, et des squelettes dessinés à la peinture blanche sur leurs noirs combinaisons. Un à un, ils s’avancent sur le devant de la scène. Ils soufflent fort, sifflent, chantent dessinent les contreforts d’une partition musicale organique soulignée discrète par une note atmosphérique en constante montée et variation. Du solo, on passe aux duo, trio et tutti. Puis les maquillages et les habits survêtements contemporains comme en répétition font leur apparition. Un cimetière piqueté de dates de conflits voit in fine ces panneaux fauchés par un danseur vaudou en transe, comme pour dire la folie meurtrière ubuesque, absurde de conflits cycliques en Afrique et en Asie notamment.

L’intérêt s’est cristallisé autour de danses tribales, ethniques et folkloriques principalement guerrières « impliquant la défense, l’attaque et la préparation physique à l’affrontement qui ont été ou sont toujours pratiquées dans des pays qui furent en conflits ces cent dernières années. Ces guerres ont connu une implication explicite des puissances occidentales. Soit une part de notre histoire tant coloniale que néocoloniale que chorégraphique que nous essayons d’oublier ou d’évacuer. Il ya aussi des expressions dansées post-conflictuelles reliées à la célébration de victoires ou de deuils qui se rattachent aux défaites. Ces danses contrastées et variées requirent différentes aptitudes rythmiques et physiques. La plupart demande une grande force et puissance ainsi qu’un engagement musculaire conséquent de la part des danseurs. Alors que la majorité de ces danses sont traditionnellement accompagnées de musique, nous utilisons des percussions corporelles ou des chants réalisés par les danseurs de manière parfois parallèles », souligne la chorégraphe.

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Danses tues et réappropriées

Peu importe sans doute de savoir d’où proviennent ces formes populaires ou tribales que la chorégraphe fait ressurgir des tréfonds de la mémoire collective. Elles existent, comme ces dates de conflits qui ne sont pas, à dessein, nommés ni situés géographiquement. Ces dates comme « 1914-1918 » figurent sur des panneaux pouvant évoquant une signalétique indicatrice ou des pierres tombales dans un cimetière. Danse et guerre, un couple qui ne semble guère avoir été retenu au sein de l’enseignement chorégraphique académique ou non en Europe et l’histoire de la danse occidentale

Ces danses ont été « appropriées » et transformées par ses six interprètes pour éviter toute tentation de sidération plastique et de contemplation. « Elles sont animées d’apparences formelles et humeurs variées et peuvent se révéler tour à tour lentes, agressives ou apaisés. On dénombre aussi des danses de résistance, dans la tradition vaudou des Caraïbes, manifestation d’un syncrétisme entre chorégraphie, musique et religion. »

L’artiste souligne aussi que « le processus d’appropriation chorégraphique lié à ces danses martiale fut déterminant dans le choix des interprètes. Tous ont déjà développé cette relation spécifique au rythme. Et la dimension principale de ce processus d’appropriation fut de faire danseur les interprètes ensemble et de reproduire de complexes structures rythmiques. La réappropriation a aussi impliqué un travail postural. Ainsi certaines danses africaines ont une manière singulière de construire la verticalité en utilisant l’énergie du sol. Il a fallu non seulement mémoriser mouvements et gestes, mais également comprendre la sorte d’organisation corporelle convoquée dans chacune des danses. Ce fut un travail intéressant de cannibalisation de ces corps en mouvements par des images vidéo.

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Danses genrées et ready made

Ce sont des danses d’abord masculines et ce n’est pas un hasard que la chorégraphe et performeuse d’origine hongroise convie deux danseuses d’exception sur le plateau, elle, dont la réflexion sur les genres traverse son travail chorégraphique. « La plupart de ces danses guerrières trouvées sur le net sont des danses masculines qui ont pu, pour certaines, devenir, des danses sociales aussi pratiquées par des femmes et des enfants. » Ces interprètes féminines sont la Hongroise Boglárka Börcsök et Ligia Lewis, originaire de République dominicaine. Lutin martial d’une prodigieuse souplesse et d’une puissante expressivité ourlée de théâtralité, Boglárka Börcsök semble rapparier, par instants quelues traits de l’expressionnisme allemand. Ainsi les expressions mimographiques, les pantomimes vives et précises de la danseuse, comédienne et caberettiste berlinoise de l’entre-deux-guerres, Valeska Gert, à la danse virulente, provocatrice, dont un cri sans son et un sourire de fauve.

Eszter Salamon a développé un travail de longue haleine sur le ready-made chorégraphique. En 2001, Giszelle, pièce signée avec le Français Xavier Le Roy. Soit une danse tissée de transitions, de morphing corporel, de fondus enchainés, et jouant sur les interstices. Dans Monument 0…, l’idée de ready made que j’ai déjà travaillée au fil de plusieurs créations est basique, simple. Transiter d’un processus d’incarnation corporelle à partir d’un travail de montage vidéo, fait que le matériau originel se transforme toujours plus. Car il n’est guère possible de mettre en corps dansant une image en la mimant dans une mise en miroir entre la source de l’image vidéo et le corps du danseur. Ile ne nous fut pas possible de reproduire exactement le geste et le mouvement tels qu’ils étaient réalisés dans ces danses guerrières. En fait la reproduction en-elle-même produit une danse d’une autre nature. Ce processus de digestion et d’apprentissage chorégraphiques implique que la source chorégraphique ne se retrouve pas tel quel au final. Il s’agit de créer un périple pour le spectateur en trois grandes partie permettant de faire l’expérience des ces danses multiples. »

Bertrand Tappolet

Monument 0 : Hanté par la guerre (1913-2013). Théâtre de l’Arsenic, Lausanne. 19 et 20 août, 21h. Rens. : www.festival-far.ch

Lire également : La danse, la guerre et l’oubli. Entretien avec la chorégraphe Eszter Salamon

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