Luis Caballero, Dieu est homme, l’érotisme est sa religion

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Luis Caballero. Sans titre I (détail).

Luis Caballero (1943-1995) s’en est allé prématurément suite à une attaque cérébrale survenue à Bogota. Après un long séjour à Paris, de 1969 à 1995, Luis venait de rentrer dans sa Colombie natale, c’était un des peintres latino-américains les plus importants de la seconde moitié du XXe siècle. Il avait émigré en France pour échapper à l’homophobie qui prévalait en Colombie. En souvenir de ce personnage attachant, je rappelle cet article publié en 1984 suite à une rencontre dans son atelier parisien. Il a exposé à Genève en 1984.

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Luis Caballero dans son atelier parisien en 1985. Photo Jacques Magnol.

« Si une importante crise économique provoquait une récession brutale du marché de l’art, les artistes et les marchands en seraient les premières victimes mais l’Art en sortirait vainqueur». Luis Caballero exprime ainsi sa déception de vivre une période où la peinture n’a trop souvent pour but de n’être que peinture esthétique au détriment d’autres formes de lecture, qu’elles soient historique, religieuse, ésotérique ou autre.
« Un tableau doit tout d’abord parler à la raison et la communication ne peut s’établir que si l’artiste a ressenti des émotions et s’il a quelque chose à exprimer. L’expérience artistique est quelque chose de complètement personnel, intuitif et arbitraire. Un peu comme l’idée de grâce en religion. Dieu la donne ou ne la donne pas. Et allez donc savoir pourquoi… Un tel état de grâce est nécessaire pour créer une œuvre d’art, pour faire un objet (car la peinture est un objet) capable de transmettre des émotions. L’œuvre d’art doit être universelle mais on n’atteind cette universalité, je crois, qu’au travers du particulier, avec amour et avec passion. »

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Luis Caballero. Sans titre II. 195 x 130 cm.

Religion et passion 

Religion et passion dominent l’œuvre de ce jeune Colombien à qui la peinture religieuse offrit le premier contact avec l’Art dans un pays où il n’existe que très peu de musées. Cette religion imposée est ressentie en Amérique latine d’une manière violente et fanatique : les sentiments religieux, vécus viscéralement, écartent le spirituel pour s’exprimer physiquement lors de manifestations, sources d’émotions intenses, où la recherche de la souffrance par les pénitences, la flagellation, est le premier, si ce n’est le seul, devoir de l’homme. «La lutte pour le plaisir nous la connaissons tous, et plus particulièrement dans un pays comme le mien, dominé par la religion catholique, qui a toujours nié le plaisir et prêché la souffrance ».

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Luis Caballero. Sans titre VI. 195 x 125 cm.

Après avoir passé son enfance face à un homme très beau, mais souffrant, qu’on lui ordonnait d’aimer, il a continué de l’aimer mais dans sa beauté souffrante, empreinte d’érotisme, de surhomme déchu. Source de sentiments ambigus, ce rapport souffrance, érotisme, religion provoque chez Caballero le besoin d’aller au-delà de lui-même : « disparaître en Dieu ou se fondre dans l’autre relève de la même volonté de dépassement de soi-même, de volonté d’échapper à la médiocrité quotidienne. Dans cette fusion religieuse ou érotique, s’établit, parfois, une harmonie parfaite avec soi-même et qui provoque un état de lucidité absolue, un sentiment d’approche de la perfection. Besoin égoïste de s’approprier l’autre, de repousser ses limites, la réalisation de ce désir est cependant incertaine et provoque un sentiment de frustration que je tente de conjurer par le dessin qui, lui au moins, ne me décevra pas.»

 

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Luis Caballero. Sans titre I. 56 x 78 cm.

« Le corps est un moyen d’expression fantastique, qui permet la représentation parfaite des tensions psychologiques existantes entre deux personnes.
Dans mes tableaux, on ignore si les figures achèvent de mourir ou de jouir. Quoi qu’il en soit, dans un cas comme dans l’autre, il se produit le même abandon organique. Disons que ce sont des moments sensuels de mort, de plaisir intense, d’extase, où le geste de plaisir devient douleur, et vice-versa. Peut-être la mort est-elle en réalité un de ces moments ? Nous ne pouvons pas le savoir. Je ne le crois pas, mais cette similitude qui existe entre les gestes de douleur et de plaisir est passionnante. Les mystiques parlent de moments semblables durant ce qu’ils appellent l’union avec Dieu. Naturellement l’union avec Dieu, ou avec la nature, avec la vie ou avec la mort, est beaucoup plus rare et difficile à atteindre que la simple union sexuelle. »

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Luis Caballero. Sans titre IV. 196 x 125 cm.

La force des tableaux de Caballero provient de ce désir inassouvi, de la frustration provoquée par l’incapacité de vivre ces moments recherchés d’intensité irréelle, mais si la peinture lui donne plus que la vie il aurait préféré vivre ce qu’il peint si amoureusement : « chaque peintre a peint au moins un nu dans sa vie, mais je crois que presque tous ont oublié l’essentiel : un nu doit être peint avec sensualité, érotiquement, amoureusement. Avec du sperme, et pas de la térébenthine.»

Caballero associera toujours l’érotisme et la religion. Au commencement étaient les bons pères, qui lui ont inculqué ce sentiment de faute, de culpabilité vis-à-vis de l’érotisme, puis, l’idée de péché, de fruit défendu, qui rompait radicalement avec les civilisations précédentes, a pu créer le plaisir. Ces images religieuses, résolument visuelles l’obsèderont toujours: « J’aimerais pouvoir éprouver devant les images que je crée à présent ce même sentiment de désir et d’adoration que, petit enfant, je ressentais dans les églises. La Crucifixion, la Pietà, la Descente de Croix, le Corps gisant. Quoi d’autre ? Ces thèmes éternels ont toujours permis d’exprimer toute la passion, toute l’angoisse et tout le drame de la relation entre deux êtres humains.»

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Luis Caballero, dessin, 1985.

Si la relation avec l’œuvre de Goya et de Michel-Ange semble la plus évidente – en Europe, Caballero a étudié intensivement Michelange, Le Caravage, Delacroix, Géricault) – c’est à Grünewald qu’il voue sa plus grande admiration en considérant « La Crucifixion» (Musée de Colmar) comme un des grands chefs-d’œuvre de la peinture. Ces images émouvantes, poignantes, qui parlent autant aux sens qu’à la raison lui offrent le meilleur exutoire face à une peinture moderne devenue trop limitée par son niveau de lecture restreint.

L’artiste favorisé par une capacité de perception hors du commun et une habileté technique indéniable, estime que l’on ne peut réaliser une envie qu’en fonction de ses connaissances; le public l’admet en musique, par exemple, pourquoi se laisse-t-il mystifier en peinture?
N’imaginons pas Caballero déçu ou tourné vers le passé; il a choisi, voici près de quinze ans, d’installer son atelier à Paris en estimant qu’un peintre devait vivre dans un lieu de bouillonnement artistique et d’échanges. Le chaudron s’étant désormais déplacé à New York il attend que l’espagnol soit devenu la langue officielle et que le racisme artistique, qui n’existe pas en Europe, ait disparu pour s’y rendre.
Il continuera cependant à façonner des êtres, à « fabriquer cette personne que je voudrais posséder et que je n’ai pas».

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Luis Caballero. Sans titre V. 195 x 130 cm.

Article publié dans L’Impact Suisse, avril 1985. Jacques Magnol.
Exposition Galerie Pierre Huber, Genève. 27 mars au 4 mai 1985.

Voir également cette interview sur You Tube, en espagnol :

Ainsi qu’un article (an anglais) dans GLBTQ.

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