La Mafia craint la lumière, excellente raison de la mettre en scène

mafiagrutli2_605
“Ave Maria”. Mise en scène d’Anne-Cécile Moser au Théâtre du Grütli. ©Olivier Wavre.

« On ne parle pas assez du Sud » nous dit Frédéric Polier, la cause serait-elle à chercher du côté de la multitude de drames qui s’y jouent et envers lesquels le Nord de l’Europe se montre indifférent par intérêt ? Au Théâtre du Grütli, Anne-Cécile Moser cadre son sujet sur les liens que la société italienne entretient avec les différentes Mafias qui sont autant d’Etats dans l’Etat. La lutte contre ces organisations criminelles dépend de l’engagement des citoyens, elle passe par l’information transparente, libre et objective capable de secouer les consciences, et bien sûr le théâtre.

De l’histoire des Atrides aux vendettas méditerranéennes, le public a du goût pour les récits de vengeance, le genre a fait les grands succès du western, et ceci bien que la pratique de la vendetta ne représente de loin pas un système « romantique ».
On ne parle pas assez des organisations criminelles car elles ont le pouvoir de contrôler les médias, par la crainte ou simplement en les achetant par des méthodes subtiles. En Italie, durant les 11 premiers mois de 2014, l’observatoire spécialisé Ossigeno a ainsi relevé 366 menaces contre des journalistes, dont une grande partie dans les régions de Rome et de Naples. Le compte des victimes, qu’elles soient impliquées dans les organisations ou victimes collatérales, ne peut être aussi précisément tenu à jour.

mafiagrutli3_605
“Ave Maria”. Mise en scène d’Anne-Cécile Moser au Théâtre du Grütli. ©Olivier Wavre.

Des produits contrefaits de l’école enfantine à l’EMS

La trilogie des Chroniques adriatiques de Domenico Carli, mise en en scène par Anne-Cécile Moser, décrit ce cycle de punitions, de vengeances sans fin, sources d’innombrables drames familiaux qui provoquent la destruction du tissu social. Ciao, Papà / Ave Maria / Lido Adriatico explorent le système d’exploitation d’une société pauvre et archaïque à deux vitesses à Villafranca, une ville agricole des Pouilles ravagée par la spéculation immobilière et le recours massif des exploitants à la réduction à l’esclavage de réfugiés qui ont survécu à la traversée de la Méditerranée. Quelque soit le coût de la main-d’œuvre, celui-ci est toujours trop cher pour satisfaire la demande de produits à bas prix des consommateurs du Nord. La demande des mêmes consommateurs en produits contrefaits est évidente dans une ville comme Genève où les fausses Rolex ou Cartier, faux sacs Vuitton ou Gucci, faux habits de marque, faux stylos x et y, et autres produits qui occupent les ateliers clandestins – d’enfants, d’immigrés clandestins – sont un must de l’école enfantine à l’EMS. Etendons le constat aux produits alimentaires, à la nécessité d’envoyer au Sud nos déchets et l’on comprendra notre manque d’empressement à contrecarrer le développement de ces entreprises.

Lido Adriatico
“Lido Adriatico” ©Olivier Wavre.

La vengeance est une passion

Première étape de la trilogie de Domenico Carli, Ciao, Papà, donne à voir la rencontre de Laura, fille d’un politicien assassiné par la mafia, et de Riccardo, comédien ayant joué le rôle de son paternel à l’écran. L’homme intègre avait commis le crime de s’opposer au bétonnage du littoral sur le modèle espagnol ou de la Côte d’azur française. Ave Maria, enchaîne avec une succession de crimes de punition et de vengeance. Rita préparait son mariage quand Salvatore, son fiancé, est mort transpercé par les balles. Suzy qui était sur le point de donner le nom de l’assassin est à son tour éliminée par Don Tonino qui craint désormais la punition-vengeance de l’Etat. Au fil de trois épisodes dans trois configurations scéniques différentes, les liens familiaux se dissolvent dans une brutalité des rapports qui va crescendo jusqu’à la folie. L’engrenage punition-vengeance, règlement de compte-revanche-vendetta, lié aux notions de pouvoir et d’orgueil, se déroule ainsi à Villafranca.

Lido Adriatico
“Lido Adriatico” ©Olivier Wavre.

La vengeance a toujours été considérée comme naturelle en fonction d’un besoin naturel de répliquer dans une situation ou l’offenseur est un débiteur qui doit rembourser sa dette. La loi du talion apparue en 1770 av. J.C. dans le code du souverain de Babylone Hammurabi tentait déjà de limiter les vengeances interminables et démesurées en demandant à celui qui s’estimait offensé d’infliger à son adversaire un préjudice proportionnel au préjudice subi. Puis, dans la Rome antique, l’outrage pouvait être compensé par des dédommagements financiers dans le but d’éviter que la vindicte ne s’étende dans l’ensemble du corps social. Cependant, dans une société ravagée par la crise économique, dans un état de pauvreté extrême, il ne peut être question de dédommagement financier et ne subsiste alors que la mise en œuvre des représailles physiques évoquées par Nietzsche «tout dommage trouve quelque part son équivalent, qu’il est susceptible d’être compensé, fût-ce même par une douleur que subirait l’auteur du dommage. »  (La généalogie de la morale).
Avec L’éloge de la vengeance, Michel Erman rappelle qu’au  « Moyen Âge, société de l’honneur, la vengeance de sang était admise dans le milieu nobiliaire. Une obligation de solidarité familiale, la faide, obligeait à venger le meurtre d’un parent par le meurtre d’un membre de la famille adverse ». Se payer de la souffrance subie par la libération de la violence que l’on inflige, c’est à quoi se livrent les familles des victimes d’agression qui, aux Etat-Unis, assistent à l’exécution du coupable et estiment dans certains cas que ce dernier a proportionnellement moins souffert que sa victime. Pensons à la folie d’Achille qui veut faire payer à Hector la mort de Patrocle pour se rappeler que la vengeance est une passion qui dépasse la raison.

Ciao Papa! -  Acmosercie
“Ciao, Papà”. ©Olivier Wavre.

Une question de démocratie qui concerne tous les citoyens

L’écrivain Leonardo Sciascia a décrit les ravages de cette mafia du Sud alliée jusqu’à ce jour à l’Eglise et aux nantis. En 2014, les processions religieuses du sud de la botte méditerranéenne ne manquent toujours pas de marquer un temps d’arrêt respectueux (l’inchino) devant le domicile des chefs de clan. Ces mouvements font parfois scandale au point d’avoir suscité la désapprobation du Vatican, mais les coutumes perdurent dans ce que le sociologue italien Umberto Santino nomme le Stato-mafia. Les liens évidents entre Mafia et Etat sont régulièrement dénoncés dans de nombreux pays, y compris parmi les plus démocratiques, et les journalistes paient très souvent ces révélations de leur vie. En Italie, Roberto Saviano vit ainsi sous protection policière depuis 2007.

Les mafieux commettent actuellement moins d’homicides de journalistes car ils disposent de moyens plus raffinés de conditionner l’information journalistique. Les sociétés qui organisent, gèrent ou jouissent de la criminalité organisée sont installées au Nord et usent de leur puissance financière pour rendre plus difficiles la publication d’articles défavorables. Discrets dans les pays d’Europe du Nord, leur présence se révèle lors d’actions spectaculaires de vendetta comme à Duisburg en Allemagne, ou d’enquêtes menées par la police telle cette réunion de chefs de départements criminels filmée en Suisse alémanique et relatée par la Tribune de Genève.

Selon l’UNESCO « Chaque journaliste tué ou neutralisé par la terreur est un observateur de la condition humaine en moins. Chaque attaque déforme la réalité en créant un climat de peur et d’autocensure. C’est aux gouvernements et aux autorités publiques qu’il faut en appeler car les assassins qui se rendent coupables de ces meurtres, les brutes responsables des attaques et les forces du mal qui inspirent les actes de violence sont probablement imperméables à tout appel à la raison ou à la conscience. Ils survivent et prospèrent parce qu’ils savent qu’ils ont très peu de chances d’être pris. Les statistiques établies par le Comité pour la protection des journalistes (CPJ) indiquent que la justice n’a été pleinement rendue que dans 6,7 % des affaires concernant l’assassinat de journalistes dans l’exercice de leurs fonctions entre le 1er janvier 1992 et le 18 juin 2007. »

La menace que font peser ces organisations a pris une telle ampleur que ce jeudi 4 décembre, une plateforme internet créée par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe sera lancée au siège du Sénat français à l’occasion d’une conférence « Liberté de la presse: sécurité des journalistes et impunité».

Chroniques adriatiques
de Domenico Carli. Mise en scène Anne-Cécile Moser.
Théâtre du Grütli. 4 au 14 décembre.

Mardi, jeudi, samedi à 19h, mercredi et vendredi à 20h, dimanche à 18h, relâche le lundi
Durée du spectacle Chroniques Adriatiques : Ciao, Papà 1h, Ave Maria 1h25 , Lido Adriatico 1h30, entractes prévus entre les pièces.

lire également le texte de Florian Cova dans le cadre de Et moi, Emois, et nous!  en partenariat avec le CISA

Tagués avec : , ,
Publié dans société, théâtre